« Ce monde est tellement mauvais »
The Wrenchies se présentant comme un comic book SF complexe, dédié aux comics books SF, punks et foutraques, il importe de commencer par le commencement pour présenter ce "roman graphique" fleuve – 300 pages d'un courant tout sauf tranquille où moults rapides pourraient bien emporter le lecteur dans l'abîme tout court à défaut de la mise en abyme souhaitée par son auteur, Farel Dalrymple.
Plusieurs niveaux de réalités se juxtaposent en effet rapidement à notre regard en ces pages très riches : tout d'abord, deux enfants entrés dans une grotte vont ouvrir à leur insu une porte entre notre monde et un autre absolument démoniaque. Ensuite, certains enfants de ce futur post-apocalyptique, détenteurs de super-pouvoirs et réunis en gangs, se battent comme des enragés contre l’attaque des Shadowsmen, ces « hommes des ombres » ou « créatures de la nuit » voulant, pour pour se reproduire, voler l’âme des enfants dès qu’ils perdent leur naïveté et sont en proie au désespoir. (On apprendra ensuite que ces personnages de comic, The Wrenchies, ont été créés par l’un des protagonistes de cet album et qu'ils veulent mettre leur créateur hors d’état de nuire car c'est celui-ci qui a produit aussi les Shadowsmen).
Dernier niveau de réalité parallèle : un enfant de notre époque avide de comics, le petit gros Hollis, cible de toutes les moqueries, se déguise en super-héros et se rêve une autre vie en dévorant précisément le comic des « Wrenchies » … avant que d'être projeté au milieu de son ouvrage de fiction préféré et de combattre aux côtés de ses héros de prédilection le danger des créatures de la nuit.
De la percussion entre ces diverses réalités surgit également, au sein d'un récit mélancolique parfois foisonnant où les phylactères semblent comme imploser de partout, une réflexion philosophique - non pas tant sur le sens de l'existence où sur les rites initiatiques du passage de l'enfance à l'âge adulte incarné par Hollis (comme on pourrait s'y attendre), que sur les fondements de toute création dans un monde voué au délétère et à la destruction programmée. Sur le fond de l'éternel combat entre Bien et Mal, et tout en brocardant ces antiennes que sont l’addiction aux jeux vidéo et à télévision, la pollution, la malbouffe etc., c'est alors plutôt le procès du processus imaginaire auquel semble s'attaquer en règle Farel Dalrymple. The Wrenchies, les héros du livre comme le livre lui-même, celui que parcourent les enfants à la recherche de vérités cryptées mais aussi l'opus proposé par Dalrympl himself, devient de fait le prétexte permettant d'interroger ce qu'il en est d'une génération perdue dans un monde ultra-violent déserté par des adultes dignes de ce nom, où la seule rédemption possible tient aux capacités de création des artistes.
Débat que l'on peut résumer à l'alternative suivante : les artistes, les auteurs désirent-ils changer le monde tout en sachant que leur vœu est voué au néant, ce qui les réduit à pouvoir tout au mieux développer des univers compensatoires affrontés à la noirceur ambiante, ou bien les amateurs d'art, les esthètes, les lecteurs ont-ils besoin de toute forme d'œuvres pour s'évader d'un monde en déréliction tout en se réélaborant eux-mêmes dans la fiction ?
Une fois ce postulat posé (il faut attendre un bon tiers de l'ouvrage pour pouvoir le synthétiser ainsi), de deux choses l'une : soit on est aspiré par ce graphisme fouillé et coloré en diable et on se laisse emporter dans la sarabande des cases et la complexité de ce récit aussi poétique que subversif (appréciant au passage les coupes en tranches des réseaux et abris souterrains ou autres lieux d'habitation mis en avant par l'auteur), soit on est dépassé – au mauvais sens du terme – par la multiplicité des strates apposées par Dalrymple et l'on abandonne tout de go la lecture.
Séduits par l'inventivité et la puissance du trait du dessinateur et scénariste, nous optons pour notre part pour la première possibilité, en n'adhérant toutefois pas entièrement pour autant, à cause de la structure du texte qui demeure brouillonne, à la fin de la formule de Mike Mignola, créateur d’Hellboy, tenant lieu de 4ème de couverture : « Le dessin est magnifique, les personnages géniaux – il y a là à peu près tout ce que je pourrais attendre d’un roman graphique ». Assurément, le dessin est magnifique, et les personnages sont fouillés, le projet virtuose donc, mais quid de la cohérence de l'installation générale de l'histoire dans ce conte initiatique ? Le génie se situant parfois à la limite de l'incompréhensible, on lui préférera le talent, qui a du moins l'avantage, puisque reposant sur des règles explicitables, d'être reconnu par tous.
frederic grolleau
Farel Dalrymple (scénario & dessin), The Wrenchies, Delcourt, 23 mars 2016, 304 p. – 17, 95 €.
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