Si vous ne voyez en Matrix qu'un simple blogbuster mêlant courses poursuites et scènes de combat, laissez-moi vous dire que vous vous trompez lourdement. Si la trilogie n'a rien inventé, elle a le grand mérite, à travers un film de divertissement, d'aborder les théories d'Hegel, de Platon, de Descartes et de bien d'autres philosophes encore... En 1999 lorsque sortait le premier opus des frères Wachowski, je n'avais alors pas l'ambition ni le recul suffisant pour comprendre l'étendue des références de cette trilogie devenue un classique de science-fiction (j'avais à peine dix ans, ne me jetez pas la pierre). Tant par sa qualité technique (démocratisation du bullet time, caméra amovible, coordination des combats frôlant la perfection chorégraphique), que par l'élaboration de réelles questions philosophiques, le tout teinté de références mythologiques et judéo-chrétiennes peu subtiles, Matrix est une licence devenue référence pour le film d'action hollywoodien. Si la fin de cette trilogie vous a laissé dubitative, que les monologues vous ont semblé parfois un peu abstrus, je vous propose une vulgarisation, inspirée d'articles de fans et de ma bibliographie personnelle, qu'il faudra bien entendu approfondir par vous-mêmes, en ressortant vos cours de philo, ou tout simplement en parcourant les multiples analyses du film qui pullulent sur internet. En voici une de plus. La première partie tente d'expliquer le film à travers les différents personnages, inspirés de mythes et légendes.
Par la suite, je vous propose une comparaison laconique avec de grands courants de pensée.
I - Références mystiques et religieuses ; des indices pour comprendre les mécanismes de la matrice.
Vous aurez remarqué que les personnages et les lieux importants de la trilogie possèdent tous un nom qui renvoie inéluctablement à un mythe bien connu. Ces références aideront à comprendre la trame du film en levant un peu le voile sur le mystère de la matrice.
Morpheus : Incarné par Laurence Fishburn, ce personnage est persuadé de l’avènement de l'élu et avec lui de la paix entre les humains et les machines. Ce nom fait évidemment référence à Morphée, divinité grecque des rêves prophétiques, chargé d'endormir les mortels, de leur prodiguer rêves et fantasmes. Selon la théorie la plus valable, la matrice, tout comme le monde des machines, sont deux mondes virtuels, ainsi dans le film ce qui nous est montré comme étant la "réalité" n'existe pas, il s'agit d'un leurre. Morpheus serait lui un programme récurrent, chargé d'incruster dans les consciences collectives, l'existence de la prophétie dans le monde réel illusoire et de révéler l'élu (en activant le bug qu'est l'élu par sa "libération", cf. partie sur Néo ci-dessous), prophétie qui n'est en fait qu'un reload censé maintenir l'illusion du libre arbitre des humains. En réalité Morpheus a pour rôle de maintenir l'humanité dans un sommeil profond, bercé de rêves et de chimères, le nom qui lui est donné est très significatif. En effet, comme nous l'explique l'architecte lors de sa rencontre avec Néo, mais aussi l'agent Smith dans le premier opus, une première version de la matrice fut créée, il s'agissait d'une société utopiste où chaque être humain pouvait avoir accès au bonheur. Je rappelle que le but des machines et de maintenir l'humanité dans un état de sommeil profond permanent, afin d'en tirer une source d’énergie suffisante pour rester fonctionnelles. La Matrice est donc un monde illusoire, permettant d'occuper l’esprit humain à une activité virtuelle, tout en maintenant les corps actifs dans la "réalité", condition inévitable pour obtenir l'électricité que produit naturellement un corps humain vivant en bonne santé, il faut aussi que "l’esprit" soit suffisamment choyé, les machines doivent alors se soucier de créer un équilibre et un monde "sain".
Mais la nature humaine étant inéluctablement attirée par une organisation inégalitaire, il fallut que l'architecte, programme de raison pure, contrairement à l'humain qui est un être de passions, élabore un programme capable de déséquilibrer les équations (qui sont par nature déterministe) et créer une part de chaos, d'incalculable, afin que l’esprit humain puisse coopérer passivement et donc fournir suffisamment d'électricité... Et c'est là qu'intervient l'Oracle... (si vous êtes un peu perdus, tout va s'éclairer par la suite, revoir le film ne serait pas une mauvaise idée non plus). Analyse de Matrix, conte philosophique
L'Oracle : Dans la mythologie grecque, un oracle est le médiateur entre l'humanité et les dieux. Il donne des réponses et a le don de prescience. Les oracles ne s’expriment que par énigmes, les individus les consultant devant être prédisposés à comprendre le message. Ainsi, tout comme les théories de prophéties autoréalisatrices, c'est finalement l'individu qui interprète seul les messages de l'oracle, c'est lui qui fait le choix d'entendre ainsi le message délivré. D'ailleurs dans le film, lorsque l'Oracle prédit à Néo qu'il brisera le vase dans la cuisine, elle lui dit par la suite : "La vraie question est de savoir si ce pot aurait été brisé si je ne t'avais pas dit que tu le briserai". Se pose ici la question du libre arbitre, caractéristique intrinsèque de l'être humain. Est humain celui qui doute (selon Descartes) et celui qui est seul responsable de ses choix (selon Sartre). La Matrice se devait donc d'intégrer cette part d'inconnu afin de maintenir l'humanité dans un état proche de leurs conditions naturelles : l'humain est fait de choix et de doutes, il existe de par ses choix et ses doutes. L'Oracle serait donc un programme agissant dans l'intérêt des machines et de l'architecte, mais doué de compassion envers l'humanité, et donc de compréhension à son égard (ce que les machines, les programmes de raison pure ou de sécurité, tels que les agents, ne sont pas aptes à comprendre). Son rôle est d'intégrer dans l’esprit humain, par l'intermédiaire de programmes réceptifs comme Morpheus, l'idée qu'il est possible de s'échapper, que la liberté n'est pas illusoire. Ainsi l'Oracle, tout comme dans l'antiquité grecque, agit dans l'intérêt des dieux (les machines) et de l'humanité en même temps, son rôle étant de créer l’espoir, car sans espoir pas de raison de vivre, pas de vie, pas d'électricité pour les machines. Nous verrons d'ailleurs un peu plus loin, l'interdépendance entre les machines et les humains, selon la dialectique du maître et de l'esclave d'Hegel.
Néo : Pas besoin d'être un génie en linguistique pour comprendre que Néo signifie "Nouveau". D'après les diverses interprétations qui fourmillent sur internet, l'explication la plus logique serait que Néo est lui aussi un programme capable d'aller à l'encontre des équations de la matrice pour générer une sorte de bug volontaire, celui du sentiment de liberté. Il faut bien entendu partir du principe que la réalité dans le film Matrix, n'est en fait qu'une première couche virtuelle, une soupape de sécurité qui permet de faire croire aux humains qu'il existe une échappatoire. Ainsi le programme Néo a pour but de relancer, de mettre à jour la matrice ("the reload") en créant des anomalies. Dans le film, il est clairement dit que Néo (Keanu Reeves) est une énième version, qu'il a eu des prédécesseurs, qu'il aura des successeurs et que la révolution engendrée par les rebelles n'est en fait qu'un savant calcul (un ordre qui aboutit à la suite d'un chaos, nous verrons plus tard les références à la physique quantique, et le parallèle déterminisme / théorie du chaos) se répétant à l'infini. Néo a les capacités de s'affranchir des lois structurelles de la matrice, il incarne le faux espoir, celui d'une lutte en boucle, recréant ainsi l'illusion du choix et du doute. Ainsi Néo a des pouvoirs "surnaturels" qui fonctionnent aussi bien dans "le réel" et dans la matrice, ce qui prouve bien que le soi-disant réel n'est en fait qu'un autre monde virtuel. Ainsi, lors de chaque cycle, Néo est prédestiné à libérer le maître des clés, puis à rencontrer l'architecte, il fait inexorablement le même choix.
Mais pour que l'illusion du choix subsiste, Néo doit avoir par principe de symétrie, son antagoniste, on évoque ici la philosophie taoïste, celle du yin et du yang, l'équilibre étant possible grâce aux forces qui s'opposent, ainsi Néo créer Smith, la maladie et le remède. Smith : Il est au préalable un simple agent programmé avec une aversion plus prononcée que les autres envers la race humaine. Les agents ont pour rôle de défendre la matrice contre des intrusions ou des anomalies, en d'autres termes ce sont les antivirus du système. Sa rencontre avec le programme Néo, créer un bug qui le rend indépendant du logiciel source de la matrice, il est donc par extension lui aussi le logiciel Néo, il est un virus, tout comme Néo lui-même, agissant indépendamment, c'est le paradigme indispensable pour que la prochaine mise à jour de la matrice soit effective. Néo et l'Oracle : C'est là que ça se complique, Néo est à la fois Smith mais aussi l'Oracle. L’Oracle n'est que la version précédente, celle du précédent reload, de Néo. Puisque l'anomalie Néo apparaît à chaque cycle pour donner l'illusion de changement à l'humanité, le programme Néo et Smith qui deviennent indépendants du logiciel source, doivent cependant être subtilement guidés par un programme d'une version précédente, qui connaît déjà l'avenir puisque présent lors du précédent cycle où tout s'était passé de façon similaire...
Ça va, pas trop mal au crâne ? En gros, si la matrice en est à sa mise à jour 2.3, l'Oracle présent dans cette version est le Néo de la version 2.2, le Néo de la 2.3 sera l'oracle de la 2.4 etc... Néo n'est pas vraiment l'élu, il est inconsciemment le gardien de l'ordre établit. Comme le décrivent les théories anarchistes, de Proudhon à Kropotkine, une révolution n'est pas un changement, c'est la mise en place d'une nouvelle élite qui finalement maintient la structure même d'un état d'aliénation de A par B. À la fin de Matrix Revolutions (avec un S, vous aurez remarqué, il y a donc plusieurs révolutions et pas une seule, d'où l'idée de cycle et d'éternel recommencement...), Smith a pris possession de la Matrice, il a corrompu tous les autres logiciels, il s'est aussi infiltré dans l'autre réalité virtuelle (celle où il y a les rebelles), tout comme un virus le ferait sur votre ordinateur, son but ultime est d'en prendre le contrôle pour le mener au dysfonctionnement. L'anomalie Néo quant à elle, comprend finalement son unique rôle, être l'instigateur du reload, il fusionne donc sciemment avec Smith en le combattant, c'est la seule et unique façon de sauver la Matrice de la corruption du bug Smith, la seule façon de maintenir l'illusion d'une réalité acceptable, Néo est à la fois la maladie et l'antidote, Néo accepte son sort, il a comprit ce qu'il était, il a compris quel était son rôle, sa course vers la liberté a généré le sentiment d’espoir nécessaire pour préserver l'humanité, le reload est donc lancé, et l'anomalie Néo réintégrée dans la matrice sous deux formes ; l'Oracle et l'individu lambda, que l'on connaît sous le nom de Thomas Anderson dans le premier film.
On peut reprendre l'histoire en regardant à nouveau le premier film et ainsi de suite... C'est aussi pour cette raison que Smith nomme l'Oracle "Maman", car c'est bien entendu Néo qui libère Smith du carcan de la matrice, Néo créer Smith et Néo c'est l'Oracle... (Ça va, vous suivez toujours ?)
Trinity : Dans le christianisme, la trinité est la déclinaison de Dieu en trois personnes distinctes et complémentaires ; le père, le fils et le Saint-Esprit. Le père serait le programme régissant tous les autres programmes dans Matrix, il s'agit de l'architecte. Le fils ; Néo, porteur de la prophétie, la parole de dieu, bug inéluctable afin de maintenir l'humanité dans l’espérance de la paix et l'illusion de la liberté. Le Saint-Esprit ; appelé pneuma en grec, ce qui signifie avocat, intercesseur, il s'agit ici de l'Oracle, le médiateur. Trinity est bien le ciment de ces trois entités, car l'empathie que Néo a pour l'humanité, est en grande partie due à l'amour qu'il porte pour Trinity. Trinity croit en la prophétie, elle aime le prophète, l'oracle lui dit que le prophète serait celui dont elle tombera amoureuse. Sans Trinity, Néo ne retournerait pas sauver la matrice, Smith finirait par la détruire. Elle incarne donc le triumvirat irremplaçable qui maintient le cycle infernal et l'attrait de Néo pour l'humanité.
Zion : Dans la bible, Sion est la cité sacrée de Dieu, le retour aux sources. Les Hébreux et les chrétiens considèrent Jérusalem comme étant Sion, c'est aussi par extension un mot pour désigner le peuple juif dans son ensemble. Les légendes juives, décrivent le retour à Sion comme un but ultime à atteindre, le centre spirituel, lorsqu'un nouveau prophète réapparaîtra (Néo ?).
Le sionisme s'est principalement développé en Europe occidentale à la fin du XIXe siècle, selon certains chercheurs, à la suite des pogroms et diverses persécutions envers les communautés juives d'Europe. Le parallèle sur le mythe de Sion est donc évident, il s'agit de la cité de tous les espoirs pour les hommes "libres", persécutés par les machines, qui trouvent refuge vers une ville mystique, symbole de résistance et d'indépendance (selon les interprétations religieuses). Malheureusement, selon la théorie, Zion est une cité virtuelle qui est détruite, puis rebâtit en permanence à chaque reload. Peut-on voir ici une critique de l'Histoire cyclique de l'humanité contre elle-même ? Répétant sans cesse les mêmes schémas et les mêmes erreurs ? Analyse de Matrix, conte philosophique
II- Platon et l'allégorie de la caverne
Dès les premiers instants du film, l'allégorie de Platon nous vient à l'esprit. C'est d'ailleurs le thème principal du premier épisode, les hommes enchaînés à la Matrice, tournant le dos à la réalité, ayant une perception faussée du réel et de la véritable connaissance. Ainsi, la caverne représente la première lecture de l'être humain, il vit les choses comme il les perçoit, sans jamais les remettre en question.
C'est ce que Morpheus explique à Néo, en faisant grossièrement référence à Alice aux Pays des Merveilles. Les individus éveillés rejettent bien souvent la vérité lorsque celle-ci leur est exposée, certains ne sont pas prêts à entendre cette version des choses. C'est d'ailleurs pour cela que les agents peuvent si aisément s'incarner dans n'importe quel individu, car ces derniers s'accrochent à leur perception du réel comme le coquillage à son rocher, rien d'autre ne leur semble concevable. C'est ici un parallèle avec la difficulté qu'a le philosophe à enseigner au béotien, qui pétrit de fausses perceptions, rejette farouchement l'idée selon laquelle, l'ombre qu'il perçoit n'est autre que son propre reflet, produit du soleil qui brille à la surface. Pour Platon, l'accès au savoir nécessitait donc un effort difficile, un parcours initiatique semé d'embuches pour parvenir à découvrir la vérité. En effet l'habitude nous enchaîne de certitudes qui nous rendent aveugles et nous empêchent toute réflexion critique vis-à-vis du contexte dans lequel nous évoluons. L’ascension permet alors de passer du monde matériel, au monde intelligible. Descartes poussa la métaphore un peu plus loin, en parlant du dénis de la réalité. Il stipule que le fait de rester dans un monde matériel est bien plus confortable que de remettre en cause son habitus et les formes rassurantes qui nous entourent.
Ainsi Matrix propose de débattre sur le conditionnement des esprits. La morale étant finalement assez pessimiste et déterministe, puisque l'humanité est vouée à servir les machines pour toujours. Le film pose la question suivante : le ressenti est-il plus important que la vérité ? C'est d'ailleurs le parti pris de Cypher (le traître dans l'épisode 1), qui préfère de loin le mensonge, plus confortable, car selon lui : "heureux sont les simples d’esprit", la connaissance ne le rendant pas plus heureux, les illusions lui semblant plus douces. Ainsi l'humanité est-elle vraiment capable de vivre sans hiérarchie, sans rapport de domination ? D'ailleurs si ont lit la théorie de Platon jusqu'au bout, il justifie la présence d'une élite pour diriger l'humanité (dans La République, il s'agit d'une forme aristocratique, dont les philosophes seraient les chefs de file), bien incapable d'admettre la réalité et de vivre avec, l'humain ne peut se défaire des guides et des meneurs. Il s'agit d’ailleurs d'une des nouvelles de Asimov, dans son œuvre Les Robots, où les humains parviennent enfin à vivre en harmonie, parce-que des êtres doués de raison, en l’occurrence des ordinateurs, planifient la moindre de leurs actions. Les Robots apparaissent alors bien plus affables envers les humains que les humains envers eux-mêmes, n'ayant de cesse de s'entretuer. Smith le dit d'ailleurs à Morpheus dans la premier opus : "vous n'êtes pas comme les autres mammifères qui vivent en harmonie avec leur écosystème, vous êtes des virus, épuisant vos ressources naturelles et vous déplaçant ensuite à un autre point pour y faire la même chose".
D'un point de vue plus contemporain, Matrix nous questionne sur l’ubiquité de l'image, le monopole de la société du spectacle, l'ère du numérique, qui se sont immiscés dans tous les recoins de notre monde moderne et qui modifient inexorablement notre perception du réel et l'emprise que nous pouvons avoir dessus, tout comme le fut la religion.
III - L’existentialisme
Le second grand concept philosophique dans Matrix est bien celui de l'importance du choix, celui qui engage l'individu tout comme l'humanité. Il est impossible de ne pas choisir, refuser de choisir est déjà en soi un choix, celui de ne pas faire de choix. L'essence de la vie humaine est la cause et la conséquence de ses choix. Comme il est expliqué ci-dessus, la matrice doit prendre en compte le libre arbitre de l'Homme afin qu'il puisse accepter l'illusion qui le maintient en esclavage. Bien que finalement il n'y ait pas vraiment de choix, puisque les probabilités sont contenues dans un rouage funeste qui enclenche un nouveau cycle, l'architecte à toutefois intérêt à laisser Néo foutre un peu le bordel en testant les limites des équations qui régissent le monde virtuel. En somme, il faut laisser les hommes s’exprimer, mais dans un espace bien cloisonné. Les existentialistes considèrent que l'humain est finalement libre et se distingue du déterminisme ou de l’holisme sociologique. Si la matrice, elle, est prédéterminée par des logiciels fonctionnels, l'architecte s'est aperçu qu'une société utopiste, produit de savants calculs aboutissant à l'harmonie, mettant les humains sur le même pied d'égalité, ne fonctionne pas, car elle enferme l'individu dans un carcan où il ne peut choisir, du moins il ne peut avoir l'illusion du choix. Finalement, il a fallu recréer un univers réaliste, inégalitaire, concurrentiel, violent, produit des choix humains.
En d'autres termes, si la matrice était un jeu vidéo, disons que sa première version était un jeu de plateforme, tout comme Super Mario, où il fallait aller d'un point A à un point B en écrasant les champignons, la nouvelle version est un monde ouvert, où chaque action engendre une conséquence produisant d'autres possibilités, etc... De l'ordre doit naître le désordre et réciproquement. La phénoménologie, qui serait à la source de l'existentialisme, préconise de saisir l'essence d'un objet pour en connaître la véritable nature. Ainsi il faut admettre tous les points de vue inimaginables pour concevoir un objet dans sa plénitude, puis en extraire l'essence. Il y a donc un parallèle direct avec l'allégorie de la caverne, l'existentialisme s'attache à se défaire d'une vision pragmatique, il faut prendre ses distances pour connaître l'infinité des possibles et choisir sereinement. La liberté dans l'existentialisme est donc d'admettre qu'il n'existe ni morale, ni dogme, ni vérité absolue. La vérité se construit pour chaque être, à travers ses choix et ses parcours.
Le déterminisme n'existe pas pour Sartre, car ce qui est vérité, c'est ce que l'individu définit comme étant vérité. Ainsi l'Oracle ne répond jamais vraiment à Néo lorsque celui-ci le questionne, ainsi l'architecte laisse Néo choisir, à condamner l'humanité ou à lancer le reload en optant pour le statu quo. Puisqu'il s'agit là d'une caractéristique propre à l'Homme, l'anomalie Néo, est habilitée à faire ses propres choix. Smith, qui est son exact opposé, est également devenu un être de choix, il est libre de détruire la matrice sans que rien ne l'en empêche, excepté Néo, lui aussi être de choix, mais dont le dessein est contraire, ainsi par contraste, les deux possibilités (destruction de la race humaine par Smith et émancipation de la race humaine par Néo) se neutralisent et maintiennent les choses dans l'état. Analyse de Matrix, conte philosophique
IV - Aliénation et interdépendance
Ainsi les humains sont voués à servir les machines pour toujours. Mais si on retourne le problème, on constate que sans les humains, les machines ne peuvent fonctionner. Cela nous renvoie directement à la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel dans la phénoménologie de l'esprit. Le conseiller de Zion admet d'ailleurs dans une conversation avec Néo que sans humains pas de machines et sans machines pas d'humains pour faire fonctionner Zion. Dans Zion, les machines sont dirigées par les humains, en dehors ce sont les humains qui sont aliénés aux machines.
La dialectique d'Hegel insinue que l'esclave en transformant la nature, accède à l'objet, car il se transforme lui-même par le travail, tandis que le maître, accédant directement au bien, reste passif et donc extérieur au monde. En effectuant la tâche à la place du maître, l'esclave domine le maître, car sans l'esclave, le maître ne sait comment se procurer l'objet convoité, il est donc incapable de transformer la nature. Les humains et les machines dans Matrix sont donc à la fois esclaves et maîtres les uns des autres. La Matrice offre à l'humain une illusion de contrôle, il est l'esclave, mais se croit le maître, cependant si la machine n’œuvre pas à ce que l'humain évolue dans un contexte qui le rende heureux et donc productif, alors elle ne peut exister, elle est donc elle aussi dominée par ses besoins et donc par ses esclaves, s'inscrit alors un rapport d'égalité. Le maître devient alors l'esclave de l'esclave.
V- Déterminisme vs Théorie du Chaos
A priori, Matrix reste un film déterministe, car le désordre généré est en fait prévisible et souhaitable pour maintenir l'ordre. Le hasard n'est alors qu'une donnée inconnue et l'émancipation un mirage. Les discours des personnages sont d'ailleurs pour la plupart fatalistes, l'Oracle sait d'avance ce qu'il va se passer, ce n'est d'ailleurs pas vraiment un oracle, mais une observatrice active qui connaît l'histoire par avance. Morpheus prédit une prophétie, ce qui doit arriver arrivera, l'architecte est toujours surpris de voir l'humain faire sans cesse le même choix, il ne comprend pas l'amour, la déraison, etc... Le déterminisme repose sur le principe de causalité, c'est une loi mathématique, physique, on le retrouve toutefois en sociologie, dans ce que l'on nomme simplement le déterminisme sociologique, là où la société prévaut sur les choix de l'individu.
C'est là toute la force de Matrix, qui évoque la primauté de deux philosophies de prime abord radicalement opposées : existentialisme et déterminisme. « Dans un tourbillon de poussière qu'élève un vent impétueux ; quelque confus qu'il paraisse à nos yeux, dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n'y a pas une seule molécule de poussière ou d'eau qui soit placée au hasard, qui n'ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n'agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d'après les causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu'elle ne fait. » Paul Henry Thiry d'Holbach
Mathématiquement, la matrice est donc programmée, rigide, la liberté semble impensable, mais cet ordre est possible seulement parce qu'elle permet à l'humain d'agir en partie selon sa propre volonté. La physique quantique introduit la part du doute dans toutes expériences, ainsi que la relativité de toutes choses. Aucun système n'est alors totalement prévisible, il y a toujours une part d'incertitude. La théorie du chaos admet l'existence de systèmes déterministes, dont la composition intrinsèque échappe toutefois en partie à l'observateur et se compose d'objets possédant un certain degré de liberté. Il y a donc des systèmes très complexes qui fonctionnent de manière logique et dont l'ensemble paraît chaotique. À l'inverse, un certain nombre d'entités pourvues d'un degré de liberté et fonctionnant de façon imprévisible peuvent être les composants d'un système parfaitement ordonné. Par exemple, l'univers est bien trop complexe pour que l'on puisse en comprendre le fonctionnement, et pourtant il semble répondre à un ordre bien logique. Il n'est pour autant pas possible de savoir si l'univers est stable, les inconnues à l'équation étant trop nombreuses.
Si le film ne fait que nous présenter un cycle parmi tant d'autres de la matrice, il n'est pas dit qu'une véritable transformation puisse s'opérer lors d'un prochain reload. D'ailleurs, l'Oracle ne dit-il pas que Néo n'est pas l'élu dès le premier film et qu'il le sera peut-être lors d'une prochaine existence ? L'Oracle sait d'avance que ce Néo n'a rien d'extraordinaire, il ne fait qu'agir selon les prévisions. La Matrice est donc un système stable, composé d'éléments instables, il n'est toutefois pas dit qu'un changement structurel soit impossible. La matrice est à la fois déterministe et chaotique...
VI - De la question de l'âme...
À partir du moment qu'une machine est capable de libre arbitre, qu'est-ce qui différencie alors l'âme humaine de l'intelligence artificielle ? Question que l'on retrouve dans les œuvres de Asimov, 2001 : L'Odysée de l'espace, Ghost in The Shell, ou encore dans les mythes et la religion; le judaïsme pose déjà la question à travers le mythe du Golem. En effet puisque le programme source est incapable de comprendre l'humain, mais qu'il doit fournir cet effort afin d'assurer le fonctionnement de la matrice, il créer des programmes capables de raisonner comme des humains. Ainsi certains programmes se cachent par peur d'être désinstallés, car ils sont devenus inutiles. N'est-ce pas là la peur de mourir, caractéristique purement humaine, concevant la mort comme un concept abstrait, presque indépendant de la vie ?
La famille indienne, qui apparaît dans le troisième volet montre alors des programmes qui s'aiment et qui fonctionnent justement par peur que l'être aimé puisse disparaître. Ainsi le père passe un pacte avec le Mérovingien (personnage que je trouve pour ma part absolument inutile), afin que la matrice n'efface pas sa fille, car devenue caduque en tant que logiciel. Par mimétisme, l'humain créa les machines puis les machines recréèrent l'humain, une conception de l'âme qui semble étourdissante et remet en cause tous les principes de création divine. Ainsi l'âme serait reproductible, prévisible, matérielle ? Pour plus de réflexion à ce sujet, je vous conseille vivement Battlestar Gallactica (2004-2009)...
Pour conclure
Si cet article vous a semblé un peu long, il est pourtant extrêmement simpliste et ne fait que survoler rapidement la surface de célèbres concepts philosophiques. Il est souhaitable de pousser l'analyse un peu plus loin mais, j'ai bien peur de ne pas avoir les compétences suffisantes pour me prêter à cet exercice périlleux. De plus, mes interprétations ne sont que le produit de mes références et de ma conception des choses, elles ne sont pas forcément perspicaces pour comprendre le film. Finalement, peut-être que Matrix est un simple film mettant en scène le combat du bien contre le mal. Mais ça c'est à vous de choisir...
source : http://www.lekinorama.fr/matrix-philosophie
~~ par Jordan More-Chevalier 5 Août 2013
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