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Stéphane Vanderhaeghe, "Charøgnards"

Publié le 12 Septembre 2015, 14:25pm

Catégories : #ROMANS

« L’ère de l’universelle charogne »

Les idées les plus simples, c'est connu – et surtout en littérature – sont parfois les meilleures. Aussi, pour son (néanmoins ambitieux) premier roman, Stéphane Vanderhaeghe n'y est-il pas allé par quatre chemins pour dire l'essentiel : précisément, circonscrire ce que dire peut encore vouloir dire, réfléchissant en filigrane de manière philosophique au statut du speech act, ce « performatif » cher à John Austin dans How to do things with words, soit cette paradoxale propriété de la langue de valoir en certaines circonstances comme action pure.
Le propos de fond est pourtant des plus accessibles : dans un village fort fort lointain, un homme anonyme commence de s'inquiéter lorsqu'il assiste au rassemblement, macabre et invasif, chaque jour plus important, de volatiles de toutes sortes – corbeaux, freux, corneilles, choucas, pies etc ; ayant en commun d'être des « charognards » et dont les déjections empestent. Le narrateur, scénariste de son état (qui renvoie souvent, et pour cause, à la nouvelle de Daphné du Maurier adaptée au cinéma par Hitchcock, « Les Oiseaux »), décide alors, tandis que bon nombre d'habitants s'enfuient, ses proches également, de rester sur place pour consigner dans un carnet sa chronique du déclin annoncé de la civilisation – dévastation dont il semble demeurer le seul témoin, entre folie et désespoir, épargné par les volatiles gangrenant tout, au fur et à mesure de l'écoulement du temps, sur leur passage … mais n'attaquant jamais les hommes à proprement parler, du moins pas directement.

Pour lutter contre le néant traumatique qui se profile, le narrateur, qui croit encore à la puissance rédemptrice des mots, compte alors les jours, cultive ses souvenirs, dresse des inventaires, autant d'éléments qui sous-tendent à l'accoutumée le tissu du réel (un réel qui n'est cependant rendu, plus le journal progresse, que par le ressenti intime du rédacteur claustrophobe, et non par un ensemble de perceptions objectives). Mais rien n'y fait. En quoi le langage, seul, pourrait-il bien ralentir la fin du monde ?
A la lueur - il faudrait plutôt dire : à la pénombre – du contexte, ô combien cauchemardesque !, un certain nombre de références s'impose dès que l'on ouvre le roman : le Demain les chiens ironique de Clifford D. Simak, Le Livre de Dave de Will Self ou, plus précisément, L'Alphabet en flammes de Ben Marcus (Editions du Sous-sol, 2014) présentant un monde où le langage, qu’il soit oral ou écrit, chuchoté, crié ou lu, est devenu un poison pour les humains, mais aussi Enig marcheur de Russel Hoban (éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012) racontant, dans une langue anglaise post-apocalyptique, la survie des humains, après la guerre nucléaire, retournés à un état de (non)civilisation proche de l'âge du fer. A chaque fois, l'écriture a presque disparu mais pas tout à fait - d’où le ø dans Charøgnards ici, ce qui permet à chaque narrateur de raconter son histoire. Et c'est bien cette nouvelle articulation (ou désarticulation) entre la langue et la pensée, le signifiant et le signifié qui constitue la toile de fond kafkaïenne de chacun de ces romans.

Ce doute funeste, qui n'est pas que linguistique, est bien mis en avant par Stéphane Vanderhaeghe, au gré des descriptions tant minimalistes que cinématographiques, sises dans un éternel présent, qu'il multiplie : comment penser, comment écrire lorsque nous avons perdu ce qui fait notre civilisation ? En quoi croire quand la foi semble anéantie en même temps que l'alpahbétisation ? illustrait déjà Denzel Washington luttant pour préserver la dernière Bible en braille sur terre dans Le livre d'Eli ? Un questionnement auquel est d'emblée confronté le lecteur lorsqu'il ouvre, entre les deux bandes de pages noires encadrant le livre, le prologue du pseudo introspectif Charøgnards par un énigmatique manuscrit, retrouvé dans un futur lointain, et rédigé dans une langue à la limite de l'incompréhensible (et du risible) tant elle déforme la nôtre.
On notera au passage, ce sera notre seul bémol adressé au romancier, qu'il est peut-être dommage que certains élans d'écriture encombrent alors la nudité sémantique à laquelle aspire le texte. Ainsi, dans cette page dans le premier quart – précisons qu'aucune n'est numérotée (sic) - où on lit :« Les incorruptibles trempent timidement les lèvres dans une mousse tiédasse, regard vacant en quête de la griserie d'or qui gît sous la blanche écume cauteleuse», il eût été préférable selon nous d'aspirer à plus de sobriété en se contentant de : « Les incorruptibles trempent les lèvres dans une mousse tiédasse, regard vacant en quête de la griserie d'or qui gît sous l'écume »...

Nul à vrai dire ne saura si la menace détectée par le journal du narrateur psychotique est effective ou non (les médias restent silencieux sur ces événements) ou s'il s'agit plutôt, en ces pages elliptiques (épileptiques ?) et fiévreuses, d'une folie qui s'empare de l'écrivant, qui voit la réalité alentour se disloquer et ses proches disparaître. Ce qui l'amène bientôt à assimiler les charognards décriés à une sorte de cancer irrémissible en train de noircir, faute de la page, le monde - mieux : l'immonde de la société de consommation -, métastases connotées par la charogne et une marée noire omniprésentes, tandis qu'à rebours l'écriture se délite et rejoint une blancheur, une transparence aveugle (à l''instar de celle que filmait si bien Fernando Meirelles dans Blindness), laquelle signale son extinction – ce, au coeur même du texte qui nous est soumis.

Tour de force du roman-thriller, qui s'apparente à plus d'un titre à un long poème en prose : ce témoignage déliquescent à la beauté noire est remarquablement « servi » par Quidam éditeur, qui produit là de la belle ouvrage et à qui nous tirons notre chapeau (comment diantre l'éditeur a-t-il, d'un point de vue technique, procédé pour rendre sciemment ces caractères typographiques a prima facie de moins en moins bien imprimés ??), grâce à une mise en page des plus esthétiques, miroir du délabrement graphique du texte et de la psychologie du témoin, le fond ne pouvant que rejoindre la forme qu'il dénonce.
D'où pléthore d'assonances, de néologismes, d'anaphores, de jeux de mots, de phrases tronquées au sujet ou verbe absents et autres scansions typographiques en écho à la paranoïa qui traverse ce journal, Stéphane Vanderhaeghe puisant dans les calligrammes d'Apollinaire comme dans le Coup de dés mallarméen afin de mimer – il y excelle – une langue qui se meut encore par soubresauts puis (se) meurt - palpable symbole d'une « communication » actuelle à tout-va où, chaque jour, sous nos yeux s'absente le sens de ce qui est énoncé – et de la crrôôaayance qu'on y attache.
Alors, Charøgnards, une idée (littéraire) simple ?

frederic grolleau

Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards, Quidam éditeur, Collection Made in Europe, 2015, 260 p. -20,00 €.

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