Synopsis
Il y a maintenant plus de dix ans que le monde a explosé. Personne ne sait ce qui s'est passé. Ceux qui ont survécu se souviennent d'un gigantesque éclair aveuglant, et puis plus rien. Plus d'énergie, plus de végétation, plus de nourriture... Les derniers survivants rôdent dans un monde dévasté et couvert de cendre qui n'est plus que l'ombre de ce qu'il fut. C'est dans ce décor d'apocalypse qu'un père et son fils (dont on ne connaît pas les noms) errent en poussant devant eux un caddie rempli d'objets hétéroclites - le peu qu'ils ont pu sauver et qu'ils doivent protéger. Ils sont sur leurs gardes, le danger guette. L'humanité est retournée à la barbarie. Alors qu'ils suivent une ancienne autoroute menant vers l'océan, le père se souvient de sa femme et le jeune garçon découvre les restes de ce qui fut la civilisation. Durant leur périple, ils vont faire des rencontres dangereuses et fascinantes. Même si le père n'a ni but ni espoir, il s'efforce de rester debout pour celui qui est désormais son seul univers.
Quelques années après le cataclysme dont on ignore la cause mais qui a provoqué la chute des civilisations et le retour de l’humanité à la barbarie, un homme et son jeune fils tentent d’atteindre l’océan. . L'histoire et la géographie ont été effacées, il n’y a plus de soleil, le brouillard trop épais pour le laisser paraître. Leur voyage au sein du paysage dévasté des États Unis d'Amérique du nord par une catastrophe est rythmé par les impératifs de la survie au jour le jour : trouver à manger dans des poubelles pour la plupart encombrés d'ossements (la nourriture se fait rare) et où dormir, éviter les autres survivants qui sont autant de voleurs, d’esclavagistes ou de cannibales potentiels organisés en bande sont enclins à toutes les menaces pour une paire de chaussure, un peu d'eau, un peu d'essence, un peu de nourriture. Ils vont jusqu'à chasser les êtres humains en rase campagne pour les dévorer sur le champ ou les entreposer dans d'ignobles gardes mangers humains.
Depuis la catastrophe en effet, le ciel est couvert, les animaux et les plantes sont morts, l'immense majorité des êtres humains a péri et les survivants se répartissent entre chasseurs et gibiers. Développant les mêmes thèmes que le post-nuke Mad Max 2, dans lequel un groupe de femmes et d'hommes tentait de rester organisé et civilisé dans une Australie revenue à la violence et à la barbarie, l'atmosphère de réalisme cru de La Route (adapté par Hillcoat du roman éponyme de Cormac McCarthy) nous met ainsi en présence d'un monde écroulé où un père et son fils avancent coûte que coûte vers le Sud, dans l'espoir d'une d’une hostilité moindre et d’un climat meilleur.
Dans un tel cadre post-apocalyptique, où la société n’est plus, où la loi du plus fort et la pulsion assassine ont repris leurs droits, comment définir encore la nature humaine, certains des « hommes » autrefois sont devenus des bêtes ? De quelle manière préserver face au désastre la culture qui est la marque de l'humanité ? Où est-il possible de trouver un forme d'altérité nécessaire à l'édification de l'identité de tout sujet ?
La nature humaine : retour vers l'enfer
Ce film montre avec un pessimisme édifiant, car très proche, on peut le craindre, des données élémentaires de l'anthropologie, la nature de l’être humain dans des conditions de survie. Seules les quelques personnes à qui il reste une once d’humanité essaient par tous les moyens de trouver de quoi se nourrir et se vêtir sans en venir à la sauvagerie : même s’ils n’ont plus aucune raison de vivre, le père et le fils, sertis dans d’une relation fusionnelle d’amour pourtant dénuée de toute illusion, continuent de se battre pour survivre et éviter de devenir les proies des autres. Que feraient en effet les hommes, que ferions-nous dans ces conditions portant atteinte au socle ontologique de la condition humaine même ?
Loin d'un univers candide et optimiste ( où l'homme rousseauiste serait forcément bon et tout le monde gentil), la situation de crise décrite dans La Route laisse plutôt entendre que la véritable nature de l’homme est inconnue. Le père, d'ailleurs, n'hésitera pas à braquer une arme sur la tempe de son fils en cas de danger pour qu’il ne se fasse pas dévorer vivant. Jusqu’où irions-nous pour survivre ? De quoi serions-nous capables pour protéger les dernières choses qui nous restent ? Nous n’en savons rien, et c’est une réalité effrayante. « Ces hommes qui vivent entre eux comme les lions et les ours, comme les tigres et les crocodiles, il ne faut pas former le projet chimérique d’en faire d’honnêtes gens. » énonce Rousseau dans sa Dernière réponse aux objections du « Premier discours ».
Ainsi, la profonde noirceur de cette odyssée d'un père et de son fils vers une mort certaine, dans un monde où l'Homme est le pire ennemi de l'homme nous rappelle-telle la manière dont Machiavel, Hobbes, Nietzsche ou Freud qualifient l'être humain : celui-ci participe de l'animalité et de la prédation, et peut se révéler prêt aux pires atrocités afin de « persévérer dans son être » pour reprendre le terme spinoziste du « conatus », force co-naturelle désignant l'élan vital, l'instinct de survie consubstantiel qui nous anime.
« L’homme n’est point cet être débonnaire, au cœur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n’est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel possibles, mais aussi un objet de tentation. L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? En règle générale, cette agressivité cruelle ou bien attend une provocation, ou bien se met au service de quelque dessein dont le but serait tout aussi accessible par des moyens plus doux. Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. […]
Abolirait-on le droit individuel aux biens matériels, que subsisterait le privilège sexuel, d’où émane obligatoirement la plus violente jalousie ainsi que l’hostilité la plus vive entre des êtres occupant autrement le même rang. Abolirait-on en outre ce dernier privilège en rendant la vie sexuelle entièrement libre, en supprimant donc la famille, cette cellule germinative de la civilisation, que rien ne laisserait prévoir quelles nouvelles voies la civilisation pourrait choisir pour son développement. Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie qu’elle choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours. »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929), PUF, 1981, pp. 64 -65 et p. 67-68.
Absolument personne ne sait ce qu’il s’est passé (le cinéaste dévoilant uniquement dans une forme purement narrative les éléments relatifs au cataclysme responsable de l’extinction de l’écosystème), si ce n’est que les survivants ont vu un grand éclair aveuglant avant que le monde n’explose. Une seule chose est sûre : le soleil platonicien, symbole de connaissance qui éclaire la caverne au livre VII de la République, n'est plus : il est remplacé par la série de feux allumés par la catastrophe dans une vaste pleine désertique que traversent les deux protagonistes. Aucune connaissance lumineuse, aucun bien solaire ne viendra éclairer leur chemin (qui devrait être, plus qu'une route, un cheminement heidegerrien) dans les abysses où ils se trouvent. Où trouver en effet ici une once d'enseignement et de morale salvateurs quand la culture a été intégralement détruite (tout du moins dans ses supports matériels) ?
De l'enseignement et de la moral : les derniers vestiges de la culture
Ce road-movie cauchemardesque est aussi et surtout, il convient de l'observer, la relation, poignante parce que exempte de tout pathos, entre un homme et son fils qui ont survécu dix ans plus tôt à la terrible catastrophe et poussent, sans réel but, un vieux caddie rempli de toutes sortes de choses qu’ils ont pu sauver. Ce parcours engagé d’un père, qui ne vire jamais dans les pires travers de l’espèce humaine mais est prêt à tout pour la protection de son fils, passe par la nécessité de lui enseigner comment survivre dans ce monde hanté par la peur omniprésente du danger (où le moindre bruit peut vous être fatal). Un père obstiné donc non pas à vivre, mais à sauver son fils. La Route s’intéresse de ce point de vue à un sujet universel en le transposant dans un environnement et une situation extrême qui font se transcender les détails de la vie quotidienne : tel Abraham chargé d'une mission divine, ce père biblique doit veiller en permanence à extirper son enfant des ténèbres qui envahissent le monde, à protéger son ange de la folie des hommes.
Dans la volonté inébranlable du premier d'épargner le pire au second, se fait jour de manière essentielle le besoin de lui transmettre quelque chose du monde d'avant, du monde d’antan : une façon de se comporter, une manière d'être, une ligne de conduite, bref : une morale. Le vrai sujet de l'œuvre ici renvoie à la formation d’un être humain face à des êtres vivant de souvenirs qui s'effacent peu à peu et qui doit (apprendre à) assumer d'être à la fois l'héritier d’une civilisation mourante et l'espoir d’un renouveau (encore fort) hypothétique. Mais à l'heure où les valeurs de l'humanisme d'autrefois ne sont plus que fumeux souvenir, que faut-il inculquer à son enfant, au-delà du simple instinct de survie ?
Il existe en effet selon Rousseau une distinction entre l’homme et l’animal qui vaut comme seule lueur d'espoir dans les ténèbres qui jalonnent « la route » ici :
« Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu'à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l'homme concourt aux siennes, en qualité d'agent libre. L'un choisit ou rejette par instinct, et l'autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s'écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l'homme s'en écarte souvent à son préjudice. C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l'un et l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. C'est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ; parce que l'esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait. »
Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes (1755), première partie.
Une lecture immédiate du texte donnerait à penser que Rousseau s’en tient à une simple distinction de l’homme et de l’animal. En fait, ce texte est beaucoup plus complexe qu’il ne le paraît. Rousseau cherche à fonder cette distinction sur la liberté dans le but de montrer que seul l’homme a une destination morale - même si bien souvent il fait le contraire. Le projet de Rousseau est donc de montrer que l’homme seul est responsable de son inhumanité : ni Dieu, ni la nature ne sont en cause. Ainsi, si l’homme chute dans le mal, ce n’est qu’un effet pervers de sa liberté, de sa raison, de sa volonté.
Le texte commence par une définition de l’animal en tant qu'« une machine ingénieuse », qui permet de mieux cerner ce qu’est l’homme, présenté, lui, comme « une machine humaine ». Dans un deuxième moment, Rousseau montre en quoi consiste la liberté humaine : s’écarter de la nature, créer un espace de jeu qui permettra à l’homme de survivre dans toutes les circonstances, à la différence de l’animal pris au piège de la nécessité de ses instincts. Ce texte s’achève sur les conséquences morales de cette liberté : l’homme seul peut engendrer l’inhumain, et comme il n'existe aucune solution individuelle à ce problème, la solution ne peut être que collective (ce sera le Contrat social).
Ainsi, au cours de ce chemin initiatique pour un père et son fils foulant une Terre vide de sens qui participe d'une une dimension christique, la transmission d’un savoir (au nom de l’éducation de la génération future), plus encore, la transmission de l’idée même du bien apparaît fondamentale : quand le mal s’incarne dans ses hommes ayant renoncé à leur humanité en sombrant dans le cannibalisme bestial ; où trouver le bien qui semble avoir quitté la terre que l’on connaît ? Et a quoi le reconnaître si jamais il se manifestait ? Le film, comme le roman, ne répond à aucune question. Raison pour laquelle alternent avec les scènes palpitantes de fuites et de rencontres des scènes calmes, portées sur la relation père/fils.
En quête de nourriture pour survivre (voir la belle scène de ces instants de réconfort que le père et le fils partagent lorsqu'ils découvrent un abri abandonné et garni de nourriture), les deux personnages se soutiennent moralement (leur nourriture tend à être tout autant spirituelle, « pédagogique » que physique) et jouent un véritable cache-cache pour pouvoir s’en sortir. Pour le fils qui n'a connu que l'ère post-apocalyptique, voir à un moment son père se laisser-aller en savourant une boisson forte et en fumant un cigare est alors de l'ordre de l'incompréhensible. Peut-il en être autrement pour un enfant qui découvre, dans une séquence pleine d’une sombre nostalgie pour un âge d’or révolu, les vestiges d’une civilisation éteinte à travers une inespérée canette de Coca ?
Cela étant, malgré cette dimension de l'enseignement et de la transmission de savoirs (notamment sur ce qui spécifie le bien au regard des cruelles données empiriques qui le congédient chaque jour davantage aux yeux de l'enfant), il n’y a pas néanmoins vraiment dans La Route de quête de rédemption, le père s’enfonçant malgré lui dans la barbarie. Indéniablement bon par nature, le père, même si l'on en comprend les raisons objectives, se réfugie à outrance dans un comportement individualiste, que son enfant habité moins par la rationalité que la bonté ne parvient guère à tempérer. La prudence exagérée de la « patria potestas » (le pouvoir paternel en latin) finira d'ailleurs par se révéler contre-productive car la méfiance ne saurait être érigée à long terme en règle de vie. La conviction qu'il faut répondre à la violence par la violence et l'idée que le repli de l'individu sur sa famille constituer la vertu suprême ne permettent pas davantage de s'ouvrir à un monde différent sinon meilleur : ce credo des pères fondateurs des Etats-Unis (anciens pionniers dont les personnages de La Route sont les épigones) qui consacre le retour à l'état sauvage ne se donne que comme mauvaise philosophie. Ainsi cet homme porteur de si fortes valeurs deviendra-t-il ce qu’il déteste le plus.
Ce récit qui nous conte l'exode et la fin des hommes ne proposera donc pas vraiment une fin heureuse malgré les apparences. A moins qu'il ne soit possible de trouver en autrui, cet autre-que-moi qui est aussi un autre moi un signe de salut ?
La peur de l'autre
Dans l'univers de frayeur, dévasté, gris, mort et couvert de cendres mis en place par John Hillcoat, la confiance envers les autres a fait place à la méfiance permanente, et même à la peur de l’autre. Même si autrui symbolise pour des philosophes tels Sartre ou Lévinas qui voient « un médiateur entre moi et moi-même » (L'Être et le néant, 1943, III, 1) ou le visage incarné de l'éthique les deux personnages plongés dans l’immensité d’un monde chaotique demeurent les deux uniques visages récurrents et mis en relief par le réalisateur), c’est un autre éventualité, plus triste reflet de notre société actuelle, qui se dessine ici : derrière l’impression que les hommes sont solidaires les uns avec les autres et que le monde entier est aujourd’hui uni se cache une toute autre réalité montrant, c'est la leçon de ce no man's land de ruines qu'est La Route mais aussi des préceptes érigés par Machiavel dans Le Prince, que tout ceci n’existe plus lorsque les individus sont livrés à eux-mêmes. La fraternité n'est plus alors que faux-semblants...
« Ainsi l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable a mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à ma connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appelons 'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres. »
Sartre, L'existentiaIisme est un humanisme, Nagel, pp.66-67.
« Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini (1982).
Seul élément rassurant, le film, à la différence du roman de Cormac McCarthy, laisse penser qu’en une telle situation, certaines personnes ont la force morale nécessaire pour ne pas tomber dans la barbarie.
La disparition du langage, symbole d'altérité et d'échange
Témoigne cependant de cette dilution de l'altérité pour le sujet le rôle du langage dans l'œuvre, notamment les dialogues. Les deux survivants « miraculés » utilisent en effet un étrange mode de communication basé sur des phrases toujours très courtes, une question impliquant une réponse brève, voire la plupart du temps un "Je ne sais pas" assez désespérant. Les discussions (si tant est qu'on puisse les appeler ainsi) se terminent souvent par un "D'accord", symbole de la fin de leur conversation. La parole échangée avec l'autre devrait pourtant valoir comme prodrome de toute culture, ainsi qu'en témoigne cet échange entre G. Charbonnier et l'anthropologue Claude Lévi-Strauss :
« Georges Charbonnier - Quel est le signe que l'on admet comme représentatif de la culture? Le signe le plus humble ?
Claude Lévi-Strauss - Pendant très longtemps, on a pensé et beaucoup d'ethnologues pensent peut-être encore que c'est l'homme comme homo faber, fabricateur d'outils, en voyant dans ce caractère la marque même de la culture. J'avoue que je ne suis pas d'accord et que l'un de mes buts essentiels a toujours été de placer la ligne de démarcation entre culture et nature, non dans l'outillage, mais dans le langage articulé. C'est là vraiment que le saut se fait ; supposez que nous rencontrions, sur une planète inconnue, des êtres vivants qui fabriquent des outils, nous ne serions pas sûrs pour autant qu'ils relèvent de l'ordre de l'humanité. En vérité, nous en rencontrons sur notre globe, puisque certains animaux sont capables, jusqu'à un certain point, de fabriquer des outils ou des ébauches d'outils. Pourtant, nous ne croyons pas qu'ils aient accompli le passage de la nature à la culture.
[...] Je pense que tout problème est de langage, nous le disions pour l'art. Le langage réapparaît comme le fait culturel par excellence, et cela à plusieurs titres ; d'abord parce que le langage est une partie de la culture, l'une de ces aptitudes ou habitudes que nous recevons de la tradition externe ; en second lieu, parce que le langage est l'instrument essentiel, le moyen privilégié par lequel nous nous assimilons la culture de notre groupe... un enfant apprend sa culture parce qu'on lui parle ; on le réprimande, on l'exhorte, et tout cela se fait avec des mots ; enfin et surtout, parce que le langage est la plus parfaite de toutes les manifestations d'ordre culturel qui forment, à un titre ou à l'autre, des systèmes, et si nous voulons comprendre ce que c'est que l'art, la religion, le droit, peut-être même la cuisine ou les règles de la politesse, il faut les concevoir comme des codes formés par l'articulation de signes, sur le modèle de la communication linguistique. »
Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss (1961), Éd. 10/18, 1969, p. 182-184.
Le problème de communication et le manque de sujets de conversation entre père et fils dans La Route illustrent parfaitement a contrario le repli de l'individu sur lui-même, le recul de la culture et le retrait de la morale par le truchement de la réduction drastique du langage, une « langue de la tribu » chère à Mallarmé ramené à une peau de chagrin communicationnelle. Dans ce monde, traduit par un témoignage résolument noir et premier degré où le mal-être est tangible, que nous ne connaissons pas, mais vers lequel l’être humain arrive peut-être, la planche de salut, s'il en est une, ne passera pas par l'Autre.
De nombreuses scènes affreuses en ce portrait de l’humanité poussée dans ses derniers retranchements nous heurtent ainsi, car le spectateur se trouve scandalisé face à si peu d’éthique. Non pas seulement parce que notre humanisme et notre« bonne morale » en ressortent froissés, mais parce que l' on souffre de voir dans ce tourbillon de désespoir et de solitude que les pires atrocités inhérentes à la nature la plus noire, ces choses abominables sont effectivement des critères à prendre en compte dans le caractère de l’être humain. C'est le cas des images pénibles où est abordé le cannibalisme comme dernier recours de l’espèce humaine : une insoutenable séquence de charnier humain apparaît pourtant sublimée par l’ultime dilemme envisagé un temps par le père : sacrifier son propre enfant ou prendre le risque qu’il ne devienne la victime des anthropophages.
Conclusion
Au-delà d'un drame d'anticipation, se dessine ici avant tout un récit sur l'attachement de ces deux héros à leur humanité et l'anéantissement de ce qui les entoure, sur la transmission des notions d'humanité et de civilisation dans un monde à l'agonie, devenu un enfer terrestre, sur la continuité de la vie sur Terre. Empreint d'un fort pessimisme, La Route, loin des autres films apocalyptiques comme 2012 ou Le jour où la Terre s’arrêta, ne laisse aucune place à l’espoir, ou si peu. Car, en vérité, la fin du film, relativement positive, ne plaide pas pour un optimisme de bon aloi : ce qui a été perdu ne reviendra pas. Evanouie la nature humaine, recouverte par la bestialité ; disparue la culture sous les décombres de la sauvagerie; altérée la relation d'altérité par le masque de survie intrinsèque à chaque sujet.
Reste la consolation pour les derniers hommes méritant encore ce nom d’être unis, dans l’amour et la complicité, face à l'adversité pour se protéger mutuellement, même si l'avenir s'annonce irrémédiablement sombre. Alentour, dans ce monde qui meurt sous les cendres les horizons décharnés et vidés de toute présence humaine, animale, voire même végétale, n'évoquent que la pleine puissance du nihilisme, faisant songer à la formule de Pascal dans les Pensées : « Le silence éternel des espaces infinis [vides de l'humanité] m'effraie »
frederic grolleau
La Route
Réalisateur : John Hillcoat (2009) - adapté du roman éponyme de Cormac McCarthy
Avec : Viggo Mortensen, Kodi Smit-McPhee, Guy Pearce
Genre : Science fiction, Drame
Durée : 1H59mn
Commenter cet article