Proposition de traitement par Carlos De Sa Goncalves, TS3, Lycée Albert Ier de Monaco, 2015.
"C’est le lien du passé au présent qui fait une société. Mais non pas encore le lien de fait, le lien animal ; ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme : c’est parce qu’il commémore l’homme. Commémorer, c’est faire revivre ce qu’il y a de plus grand dans les morts, et les plus grands morts. C’est se conformer autant que l’on peut à ces images purifiées. C’est adorer ce que les morts auraient voulu être, ce qu’ils ont été à de rares moments. Les grandes oeuvres, poèmes, monuments, statues, sont les objets de ce culte. L’hymne aux grands morts ne cesse point. Il n’est pas d’écrivain ni d’orateur qui ne cherche abri sous ces grandes ombres; à chaque ligne il les évoque, et même sans le vouloir, par ces marques du génie humain qui sont imprimées dans toutes les langues. Et c’est par ce culte que l’homme est l’homme. Supposez qu’il oublie ces grands souvenirs, ces poèmes, cette langue ornée; supposez qu’il se borne à sa propre garde, et à la garde du camp, aux cris d’alarme et de colère, à ce que le corps produit sous la pression des choses qui l’entourent, le voilà animal, cherchant pâtée, et bourdonnant à l’obstacle, comme font les mouches."
Alain, Propos sur l'éducation, 1932.
Alain a écrit Propos sur l’éducation en 1932 ; dans l’extrait de ce texte qui nous est proposé Alain nous décrit ce qu’est la société, l’homme et ce qui différencie ce dernier de l’animal. Dans les limites de l’extrait proposé, le philosophe indique que la société n’est pas un lien factuel entre les hommes, c’est un lien temporel, c’est une commémoration des ancêtres. Alain exprime également que ce que l’homme est et ce qui le différencie de l’animal ce ne sont pas les connaissances héritées des ancêtres mais c’est plutôt l’Art qui permet, par le culte, de réanimer ce qu’il y a de plus grand chez ces derniers et de se faire ainsi homme et non plus animal.
Tout cela s’oppose notamment à Nietzsche qui pense que c’est la culture et les connaissances qui dressent l’animal afin qu’il devienne cultivé et pensan,t et qu’il puisse s’élever au-dessus de l’animal pour devenir homme. Il s’oppose également au Contrat Social de Rousseau qui indique lui que la société est le rassemblement des hommes qui, pour survivre et bénéficier de protection, ont créer celle-ci qui en contrepartie corrompt les hommes.
En fait Alain s’oppose à tous ceux qui pensent que c’est la culture qui crée l’homme et que l’art permet uniquement la communication en société. Nous pouvons ainsi diviser notre extrait d’Alain en trois grandes parties : la première de « C’est le lien … » à « … ont été à de rare moments » (l.1-6) dans laquelle Alain introduit son idée principale à propos de la société et de ce qui la crée. Puis la deuxième partie de « Les grandes œuvres … » à « … que l’homme est homme. » (l.6-11) où Alain décrit la commémoration comme étant l’art où il indique que celui-ci est omniprésent et que c’est par cela que l’homme est homme. Puis il termine par une troisième partie de « Supposer qu’il oublie … » à « … comme font les mouches. » (l.11-15), une grande phrase où Alain tente de prouver, en s’adressant au lecteur, sa pensée philosophique et suppose que si on enlève l’art aux hommes on en déduit rapidement que ceux-ci ne seraient que des animaux.
Alain débute par une phrase courte et affirmative ; avec assurance il indique que « c’est le lien du passé au présent qui fait une société ». La précision de « du passé au présent » montre bien que l’idée de Alain est que l’homme avance, que le temps est linéaire et qu’il ne va que dans un sens. Et en effet nous seuls pouvons tirer parti de nos ancêtres tout comme nos fils pourront tirer parti de nos ancêtres et de nous. Il dit aussi que le passé est connecté, lié au présent, que nous dépendons ainsi de nos ancêtres et que c’est ce lien, cette connexion de dépendance qui crée « une société » et que donc il y en a plusieurs. Encore une fois cela semble juste car l’homme ou plutôt la race humaine est divisée en nombreuses cultures et sociétés qui dépendent de leurs mœurs, leurs mythes et leur passé, nous pouvons bien observer donc ces différences entre sociétés qui viennent bien de ce lien, de ces différences de passé.
Alain continue dans sa seconde phrase plus longue et divisée en trois parties, il indique : « Mais non pas encore le lien de fait, le lien animal ; » (l.1-2). Alain essaye ainsi d’éloigner la culture et la connaissance de ce lien créant la société, il dit que ce n’est pas parce que l’homme se rassemble qu’un « lien animal » crée la société par cette réunion d’hommes. Il dit même « ce n’est pas parce que l’homme hérite de l’homme qu’il fait société avec l’homme », soit que ce n’est pas quelque chose qui se donne, s’offre ou s’obtient matériellement ou intellectuellement. Ce lien, qu’Alain remplace par « faire société » (l.3), est différent ; c’est une commémoration, une célébration comme l’indique Alain « c’est parce qu’il commémore l’homme ». En une unique phrase Alain s’oppose à Nietzsche et à Rousseau, il précise que la société n’est pas un lien entre les hommes ni un lien intellectuel ; pour Alain ce lien serait un rituel : la société est créée par une commémoration, mais qu’est-ce réellement une commémoration ? Une fête ?
Alain l’explique très vite dans une troisième phrase il dit que « Commémorer c’est faire revivre ce qu’il y a de plus grands dans les morts, et les plus grands morts. » ; pour Alain il faut donc faire revivre ce qu’il y a de plus grands chez nos ancêtres, cette phrase imagée donne une vision très spirituelle de la société, elle indique que la société est créée par une sorte de résurrection des ancêtres, et l’on retrouve une nouvelle fois cette dépendance d’une société à son passé et ses ancêtres mais cette fois-ci Alain insiste sur un domaine moral car il indique « ce qu’il y a de plus grand » et « les plus grands » (l.4). Ainsi il faudrait faire le tri dans le passé et garder le meilleur. Une nouvelle fois la société et l’homme semblent liés à une certaine progression et avancement.
On pourrait déjà critiquer ce point et ce présupposé d’Alain en indiquant que les hommes n’ont pas toujours le choix de leurs passé et de leur culture, de plus on pourrait dire que ce présupposé d’amélioration de l’homme est assez paradoxal car il indiquerait une marche vers la perfection qui est apparemment unique, ce qui éliminerait de fait le choix voire les nombreuses sociétés différentes.
Alain amorce ce paradoxe en continuant avec sa quatrième phrase, il dit que « C’est se conformer autant que l’on peut à ces images purifiés. ». Ainsi d’un revers de la main Alain balaye cette critique en indiquant que le passé n’est qu’un souvenir, qu’une image. En effet lorsque l’on repense au passé nous ne le voyons plus de manière objective, mais nous sommes influencés par toutes sortes de sentiments présents qui rendent floues ces images et qui parfois les idéalisent, les « purifient ». Alain dit également « se conformer », soit essayer d’y parvenir, de les atteindre, de ressembler à ces silhouettes du passé. Et encore il contre la critique et amorce celle-ci en indiquant « autant que l’on peut » car en effet l’homme ne peut atteindre des images parfaites et idéalisées mais il peut tenter de s’en approcher. Ainsi grâce à la commémoration des ancêtres l’homme s’approche de la perfection ou plutôt de l’image que chaque société en a.
Il revient donc à sa thèse principale selon laquelle les images idéalisées des ancêtres desquelles les hommes du présent tentent de s’approcher créent un lien unique avec les hommes du présent, ce qui crée une société. Puis Alain explicite sa pensée dans la cinquième phrase pour faire une transition avec la seconde partie, il indique que « C’est adorer ce que les morts auraient voulu être, ce qu’ils ont été à de rares moments. ».
Cette transition modifie le sujet et le propos de Alain dans une tournure pessimiste alors que celui-ci prônait un avancement et une certaine amélioration chez l’homme il vient de dire, pour désamorcer les critiques, que les hommes ne sont pas parfaits ni ne l’ont jamais été, il s’oppose à l’homme de la nature de Rousseau donc, et indique qu’avec le temps il faut « se conformer » à ce que « les morts auraient voulu être » et à « ce qu’ils ont été à de rares moments » « autant que l’on peut ». Il faut donc essayer de viser et d’adorer les idéaux du passé et atteindre dans le meilleur des cas ce que nos ancêtres ont fait de meilleurs rarement.
Ceci a pour effet de rendre moins puissant le propos d’Alain car il devient, semble-t-il, moins sûr dans ses propos et dans sa thèse. Dans la seconde partie où il explique comment commémorer les propos d’Alain s’essoufflent.
Alain commence par une phrase courte en énumérant : « Les grandes œuvres, poèmes, monuments, statues, sont les objets de ce cultes. », cette phrase énumère donc les différents objets artistiques qui sont selon lui les objets de ce culte, de cette commémoration. Ainsi on en vient à l’intérêt principal du texte, pour Alain l’art est le lien entre les hommes qui crée la société, ce n’est plus un élément de communication seul mais un rituel, une cérémonie permettant à l’homme de se souvenir et de s’améliorer. Ainsi on en vient à un aspect essentiel, car à travers l’art les hommes représentent donc la vie idéalisée de leurs ancêtres, cette vie qu’ils ont pour objectif d’atteindre ou tout du moins d’approcher et on en vient à une phrase célèbre de l’auteur du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde : « La vie imite l’art », ou plutôt dans la thèse de Alain : la vie des hommes a pour but de s’approcher de l’art, de ce lien et de cette et de cette image idéalisée des ancêtres.
Alain continue avec la septième phrase et dit : « L’hymne aux grands morts ne cesse point. », ceci induit une fatalité, et si l’homme ne le choisit pas il ne choisit donc pas de se différencier de l’animal, donc l’homme n’est pas homme par choix, et la société n’existe pas non plus par le choix de l’homme. Pourtant il manque un début, il semble y avoir un bouton de démarrage mais pas un bouton d’arrêt, la conscience de l’homme et donc sa capacité à réfléchir et à penser dû à la société créée grâce à l’art est comme Sartre le pensait une fatalité. De plus Alain dit que l’art est un hymne, soit une bannière sous laquelle tout homme devrait se ranger, l’art est commun aux hommes.
Alain continue et dans une huitième phrase il indique qu’ « Il n’est pas d’écrivain ni d’orateur qui ne cherche abri sous ces grandes ombres ; à chaque ligne il les évoque, et même sans le vouloir, par ces marques du génie humain qui sont imprimées dans toutes les langues. », comme on le dit souvent « l’art imite l’art » et donc les artistes et les poètes du présent s’inspirent et font référence aux artistes du passé, il indique que ce sont des ombres comme pour dématérialiser et rendre presque mystique les grands artistes du passé. En effet, les ombres sont mystérieuses, sans formes et sans couleurs, tout comme l’art est intouchable et inatteignable. De plus le terme d’abri suppose une nouvelle fois que le propos d’Alain reste incertain car les artistes semblent être protégés par leurs ainés, alors que le véritable artiste est celui qui déconstruit, qui innove et qui critique ses ancêtres. L’évolution est ici dénigrée par Alain au profit de l’acclamation des génies du passé.
Alain indique que ces ancêtres sont sans cesse évoqués même sans le vouloir ce qui à nouveau montre que nous sommes conditionnés par nos ancêtres, qu’inconsciemment nous sommes « les enfants de nos pères » (Sigmund Freud). Alain glorifie une nouvelle fois ces artistes du passé et ceux qu’il appelle « génies » et leurs œuvres les « marques de génies ». Puis revient à l’universalité de l’art qui est imprimée « dans toutes les langues », et bien évidemment le mot « langues » qui déterminera l’art et le rend propre à l’homme : l’art est un langage, mais chez Alain l’art est plus qu’un langage c’est un rituel propre à l’homme qui utilise des langues de différents pays.
Alain termine donc par cette courte phrase sa deuxième partie et indique : Et c’est par ce culte que l’homme est homme », il détermine donc que l’homme est homme grâce à l’art et en particulier grâce aux artistes qui sont les mains qui créent l’art. Cette deuxième partie semble être aussi pessimiste et on dirait encore plus que la première, car même si Alain a rappelé que l’art ne possède pas de barrières ni de frontières, il loue surtout les artistes du passé et du présent et rend presque absents les spectateurs ou ceux qui admirent l’art. Alain devient ségrégatif et en vient à la fin à dire que « c’est par ce culte que l’homme est homme », donc que ceux qui ne créent pas d’art, ceux qui ne sont pas artistes ne sont pas des hommes, qu’ils ne sont que des animaux.
Cette phrase de transition, qui fait presque référence à Nietzsche et à son surhomme, donne aux propos de Alain une idée d’élitisme et d’enfermement car seuls les artistes sont des hommes et seuls ceux qui s’inspirent et louent les anciens artistes sont eux-mêmes des artistes. Alain dans sa troisième partie qui ne possède qu’une phrase veut prouver sa thèse, il dit dans cette dixième et dernière phrase : « Supposez qu’il oublie ces grands souvenirs, ces poèmes, cette langue ornée ; », Alain indique donc une nouvelle fois que l’art et les belles et grandes choses sont source et base mêmes de ce qui fait que l’homme est homme. Il propose à son lecteur d’oublier tout cela et continue : « supposez qu’il se borne à sa propre garde, et à la garde du camp, aux cris d’alarmes et de colère, à ce que le corps produit sous la pression des choses qui l’entoure »
Alain fait ainsi le parallèle avec un animal qui réagit qui ne pense plus, qui ne pense qu’à lui de manière personnelle. Alain termine cette phrase et dit : « le voilà animal, cherchant pâtée, et bourdonnant à l’obstacle, comme font les mouches. » il considère l’homme sans art comme animal et le compare à une mouche qui cherche à manger. Cette dernière phrase qui était censée tout expliquer, expliquer pourquoi l’homme dépendait de l’art ne possède aucun argument valable : il n’y a aucune corrélation entre un bon parleur, un sophiste, un adorateur du beau et le fait qu’on est forcément un animal ou que nous ne pensons qu’à nous si nous ne connaissons point de belles lettres. La relation entre conscience et art n’a point été faite et aucun argument n’a été donné, Alain a seulement opposé par un point-virgule l’artiste à l’animal sans que cela ne s’oppose vraiment. En effet on peut adorer l’art et être soi-même artiste et réagir de manière alarmée ou en colère à ce qui nous entoure.
Cet extrait du texte d’Alain nous a proposé une nouvelle manière devoir l’art, l’art est devenu le lien entre passé et présent qui crée la société et qui élève les hommes au-dessus de l’animal. Pourtant Alain a créé une sorte de rang spécial, les artistes qui seraient eux les seuls hommes. Pourtant si l’homme est un animal conscient et donc capable de réfléchir, Alain devait faire une corrélation entre art et conscience, or dans sa dernière phrase tentant de prouver sa thèse il ne donne aucun argument de comparaison. L’art améliore l’homme mais ne le rend pas conscient, c’est la conscience qui permet à l’homme d’être artiste.
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