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"Drive" philosophique

Publié le 16 Janvier 2015, 17:56pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Le meilleur du roman et du film noirs porte une philosophie existentielle : une sorte de maintien éthique, sur le mode d’une orientation pratique plus que d’un système de valeurs revendiqué, une façon de se tenir en situation, d’éviter de sombrer dans le n’importe quoi, sans recourir pour autant aux protections d’une morale définitive et en surplomb.

Cette éthique de l’intégrité personnelle, dans des climats de violence et de décomposition, travaille magnifiquement les perles noires des fondateurs du genre, tels Dashiell Hammett, avec son détective Sam Spade, ou Raymond Chandler, avec son détective Philip Marlowe.

Le film « Drive », opus hollywoodien du réalisateur danois Nicolas Winding Refn, renoue brillamment avec cette tradition. Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2001, « Drive » est d’ailleurs une adaptation d’un polar du même titre de James Sallis (première édition américaine 2005 ; traduction française en Rivages/Noir, 2006).

 

Les figures classiques du roman et du film noirs sont constituées par le détective et le flic qui, professionnels, s’efforcent de faire leur boulot, malgré le flot d’emmerdes et de boue qui s’abat sur eux. Elles expriment une professionnalité qui, dans la confrontation avec l’adversité comme avec les inévitables parts d’ombre et autres zones grises, préserve quelque chose de soi qui a de la valeur, qui a un rapport aux valeurs.

Dans « Drive », le détective (ou le flic) est devenu conducteur : cascadeur pour Hollywood le jour et chauffeur dans des braquages la nuit. Solitaire et silencieux, l’acteur Ryan Gosling incarne avec une retenue impressionnante cette nouvelle étoile de nos imaginaires noirs, dont on ne connaît même pas le prénom : le « Driver ».

« Drive » embarque la morale dans l’action

Le « Driver », anti-héros ordinaire, est nourri de valeurs pratiques et de sensibilité non ostentatoire : l’amitié (vis-à-vis de son mentor à Los Angeles, Shannon) et l’amour (la rencontre d’Irène et de son jeune fils, Benicio) apparaissent plus importants que l’argent ou la gloire. Ses sentiments rentrés éclatent dans une série de plans (des regards le plus souvent).

[Attention, la suite révèle une partie de l’intrigue de « Drive », ndlr] Ayant tué un des mafieux qui menaçait sa vie, et surtout celles d’Irène et de Benicio, il part en « poor lonesome cow-boy » blessé, laissant derrière lui un sac avec des millions de dollars.

A la différence des productions hollywoodiennes qui dégoulinent de bons sentiments en faisant du surplace, la morale n’est pas ici en surplomb, comme un juge extérieur de l’action des personnages ; elle apparaît embarquée dans l’action, participe de son rythme et de ses accélérations.

Un petit bémol : la BO souligne parfois trop l’action, en ne faisant pas suffisamment confiance aux mouvements propres du film.

Le grand philosophe du XXe siècle, Ludwig Wittgenstein, a déjà suggéré que l’éthique se montre (ou se pratique) plutôt qu’elle ne se dit (au sens de se théoriser) :

  • le cinéma moralisateur, plein de bonne conscience, dit la morale du haut de sa chaire ;
  • le cinéma éthique (par exemple, dans les meilleurs films noirs ou les westerns) la montre dans le cours de l’action, dans les douleurs de la chair.

Ce faisant, il laisse entendre, dans un langage proprement cinématographique qui justement peut jouer sur les riches variations du montrer davantage que sur le dire (à la différence de la verbosité d’un Eric Rohmer, par exemple), que la morale est avant tout une question d’actes. La morale se risquerait alors dans des actes subjectivement portés. Wittgenstein, dans une conversation sur l’éthique du 17 décembre 1930, notait :

« A ce niveau, […] je ne puis qu’entrer en scène comme une personne et dire je. »

Il y aurait ainsi une théorie implicite de la morale dans certains plis et plans cinématographiques. Des valeurs collectives au risque de l’action personnelle. L’éthique apparaît subjectivement portée, dans le cas de « Drive », à travers une résistance face à des pouvoirs : pouvoirs mafieux et pouvoirs de l’argent imbriqués.

Or, « il n’y a pas de relations de pouvoir sans résistances », expliquait Michel Foucault dans un entretien avec Jacques Rancière de 1977. Les pouvoirs dominants tendent à fabriquer des subjectivités conformes à leurs attentes, mais de l’autonomie peut être générée dans les crissements des résistances, une éthique de soi peut y élargir nos marges de jeu.

Un parcours personnel mais aux résonances communes

C’est le cas de notre « Driver » dans sa traversée d’une quotidienneté un peu glauque. Le « je » ici n’est pas en dehors du monde, ne se présente pas comme une monade isolée. Il est inscrit dans un tissu intersubjectif : l’amitié, l’amour, le travail, le rapport aux pouvoirs…Et les valeurs qui sont mises à l’épreuve dans l’action n’ont pas été inventées par tel ou tel individu. Elles ont une histoire dans les sociétés humaines et elles sont fabriquées dans les liaisons et les déliaisons qui nous attachent et nous détachent les uns des autres.

Les actions individuelles actualisent ou marginalisent les valeurs, contribuent à les faire dépérir ou vivre, en leur donnant une petite touche subjective, irréductible et singulière. Les valeurs sont à la fois anonymes (car elles sont tissées et retissées par beaucoup) et emplies d’unicités personnelles.

C’est pourquoi le cours chaotique et éthique suivi par Ryan Gosling lui est complètement propre, tout en allant chercher en nous des résonances communes.

Gosling, pas une marionnette de l’immédiateté

Une des caractéristiques qu’exprime le « Driver » dans son rapport au monde est la mélancolie. Elle naît notamment d’une double confrontation : avec le tragique de l’irrémédiable (des circonstances échappant aux personnages et tendant à les broyer aux meurtres) et avec l’inédit de l’événement porteur d’espérance (comme la rencontre amoureuse).

Une telle mélancolie aurait donc à voir avec les chocs de la tragédie et de l’utopie. Elle ne serait pas complètement hantée par le passé et enfermée en lui, mais elle garderait des ouvertures labiles vers un à-venir différent, comme nous l’a appris Daniel Bensaïd dans le sillage de Walter Benjamin.

Si notre anti-héros ordinaire est bien présent aux mouvements du monde, dans leur vitesse même, il n’est pas pour autant une marionnette de l’immédiateté, ce que l’historien François Hartog appelle « le présentisme » (dans « Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps », éditions du Seuil, 2003), c’est-à-dire la tendance dans nos rapports contemporains aux temporalités à nous fondre dans un présent autosuffisant, de plus en plus déconnecté du passé comme de l’avenir.

C’est parce que le « Driver » a une mémoire tout en ouvrant les yeux vers le futur que son action présente pour préserver les êtres aimés, jusqu’au sacrifice de soi, apparaît décalée par rapport aux trajectoires habituelles des boules du flipper du présent perpétuel propre au brouhaha commercial et médiatique. Ce qui, dans le film noir, renvoie à une éthique de l’intégrité personnelle, aux carrefours de la subjectivité et de valeurs collectives, pourrait revêtir une radicalité sociale plus aiguisée si elle débordait ce cadre pour interroger la politique contemporaine.

Le grand penseur américain de l’individualisme démocratique, Ralph Waldo Emerson, l’ami de l’apôtre de la désobéissance civile, Henry David Thoreau, pourrait ici nous servir de passeur :

« La solitude est impraticable, et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie. » (« Société et solitude », 1870).

Quid alors du maintien de soi dans les arènes politiques actuelles ?

Les tribulations de l’individu contemporain

Les formes de renouveau démocratique de la période récente (révolutions arabes, mouvements des « indignés », etc.) posent à nouveaux frais et dans des contextes spécifiques une vieille question libertaire et même rousseauiste qui n’est pas sans lien avec le cœur éthique du film noir : comment coopérer avec les autres pour faire émerger des cités meilleures sans se dessaisir de soi ?

Or, on perçoit aujourd’hui que ces formes renouvelées de contestation pourraient s’échouer sur les bancs de sable de la politique professionnelle, par exemple dans les processus électoraux en Tunisie et en Egypte.

La prégnance du zapping présentiste qui incite à passer d’une marque politique à l’autre, d’une personnalité politique à l’autre (ah ! les larmes de Ségolène Royal, quand elle a compris qu’elle n’était plus qu’un produit périmé !), sans mémoire du passé, ni ouverture vers l’avenir, renforce dans notre pays cette possibilité.

La primaire organisée par le PS – qu’on n’osera pas appeler « citoyenne », en ce qu’une citoyenneté exigeante, du même niveau d’exigence que l’éthique du « Driver », supposerait autre chose qu’une totale délégation à une savonnette politique un peu plus sympathique ou un peu plus à gauche – noue dans son relatif succès parmi « le peuple de gauche » et dans ses impensés certains de ces ingrédients de l’époque.

La politique devrait s’inspirer de « Drive »

Le primaire le fait dans la logique d’une certaine continuité d’une représentation politique professionnalisée aveuglée par les miroitements d’une immédiateté sans présent ni futur, suintant de rhétoriques généreuses sans lendemains pratiques.

C’est ici que la politique contemporaine aurait particulièrement besoin de la sobriété éthique de « Drive » comme de ses appuis mélancoliques afin de formuler autrement les relations compliquées du « je » et du « nous » au XXIe siècle.

Philippe Corcuff

Philippe Corcuff a récemment publié « B.a.-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes » (éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011).

source :
http://rue89.nouvelobs.com/2011/10/12/drive-philosophique-ryan-gosling-mieux-quarnaud-montebourg-225489

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