Lord of the Flies
réalisé par Peter Brook
Un groupe d’enfants livrés à eux-mêmes sur une île déserte finissent par se diviser en deux camps : ceux qui s’abandonnent à leurs instincts primitifs et ceux qui s’acharnent à croire en les bienfaits de la civilisation. De cette effroyable opposition, l’écrivain William Golding avait livré une parabole saisissante sur la véritable nature de l’Homme. Le metteur en scène de théâtre et cinéaste Peter Brook en propose une adaptation où la sobriété n’occulte jamais l’horreur des situations auxquelles sont confrontés les enfants. Une œuvre à redécouvrir de toute urgence.
Loin de cette civilisation britannique du milieu du siècle (à laquelle le générique fait écho grâce à un montage de photographies) dans laquelle ils ont grandi, un groupe de jeunes garçons se retrouve seul sur une île déserte du milieu du Pacifique. Improbables rescapés d’un crash aérien qui n’a épargné qu’eux, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes dans un environnement loin d’être totalement hostile (une île tropicale plutôt verdoyante) où pas un seul adulte n’est là pour leur poser des interdits.
Dans un premier temps, les enfants vont tenter de s’organiser en instaurant des règles, des lois et une hiérarchie en élisant l’un d’entre eux, Ralph (James Aubrey dans son premier film), chef du groupe. Son principal allié, méchamment surnommé Piggy (Hugh Edwards) en raison de son poids, fait rapidement l’objet de railleries, rappelant que l’habituelle cruauté des enfants ne rencontrera ici aucun frein. Pourtant, ce n’est pas tant la complexité des rapports psychologiques entre les enfants (très développés dans l’ouvrage de Golding), et notamment la question de l’appartenance au groupe – et donc l’angoisse d’en être exclu –, qui intéressent Peter Brook, mais bien la déliquescence des règles dans un univers où les instincts les plus primitifs reprennent rapidement le dessus.
Face à Ralph et Piggy qui tenteront toujours de garder leur sang-froid et faire respecter un principe démocratique – et donc civilisé – au sein de la communauté, Jack (Tom Chapin), le plus âgé et physiquement le plus puissant d’entre eux, humilié de ne pas avoir été élu comme chef, va construire sa domination en ramenant à la surface cette primitivité que chacun tente bien maladroitement de tenir à distance.
Exploitant la peur des plus petits de devoir faire face à un monstre ou des fantômes, il entraîne progressivement la majeure partie du groupe dans l’obscurantisme le plus ancestral où, pour calmer les assauts d’un monstre invisible, on multiplie les sacrifices et les offrandes. Si la violence s’exerce dans un premier temps sur un cochon dont la tête est posée triomphalement sur un pieu, le sacrifice suivant concerne Simon, l’un des plus jeunes et pourtant des plus lucides qui osait se demander si la bête, finalement, ce n’était pas eux...
Ce point de non-retour, particulièrement choquant pour qui s’entête encore à croire en l’innocence de nos chères têtes blondes, est admirablement mis en scène. À la fête rituelle venue d’un autre âge (les enfants sont grimés, dévêtus et s’agitent en poussant des cris d’animaux), succède le lynchage d’un innocent où la seule issue – la mort – est figurée par la lente dérive du corps de l’enfant à la surface de l’eau. Le calme et l’étrange sérénité qui se dégagent de ce plan – par ailleurs magnifique – signent le contrepoint des excès de ceux qui sont encore vivants mais n’envisagent leur survie que d’une manière totalement primitive.
Après le meurtre de Piggy, totalement vulnérable depuis que le camp adverse l’a dépossédé de ses lunettes pour pouvoir allumer le feu, Ralph fera l’objet d’une chasse à l’homme d’autant plus cruelle qu’il sait, d’après les événements passés, qu’il ne faut plus compter sur le moindre soupçon de raison pour mettre fin à ce délire collectif.
Entouré de jeunes comédiens non-professionnels et d’une équipe technique peu expérimentée, handicapé par un budget particulièrement restreint, Peter Brook a réussi le pari de retranscrire l’atmosphère terrifiante du best-seller de William Golding. Là où il aurait été aisé de tomber dans une démonstration assez putassière, le réalisateur fait preuve d’une sobriété exemplaire et nous interroge avec acuité sur les fondements mêmes de nos civilisations. Ces petits Anglais, qui n’hésitent pas à rappeler que leur pays reste une nation supérieure aux autres, remettent soudainement en cause ce que toute leur civilisation s’est attachée à construire pour ne redevenir que des hommes préhistoriques pour qui le meurtre n’est même plus une affaire de morale.
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Sa Majesté des Mouches (1954) est le premier roman de William Golding . Né en Cornouailles en 1911, il a repris son poste d’enseignant après la Deuxième Guerre mondiale , très marqué par sa mobilisation dans la marine anglaise, sa participation au débarquement sur les côtes normandes et la découverte des horreurs commises par les nazis. À cause de sa noirceur, le manuscrit avait été refusé par une dizaine d’éditeurs. Son immense succès lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publiera au cours des années suivantes plusieurs romans qui mettent en scène des personnages qui tentent, en vain, de combattre le mal.
Pour Golding, la barbarie instinctive de l’homme refait surface en cas de tension. Les démocraties sont balayées. Les voix des plus faibles ou des plus raisonnables peinent à se faire entendre quand vient le bruit des bottes. Pour lui, l’influence civilisatrice de la raison n’est qu’un vernis qui craque dés que les fragiles barrières de la paix sont renversées. Cette thèse à l’origine de Sa Majesté des Mouches sera reprise dans son second roman Les Héritiers (1955). Un groupe de primitifs pacifiques est dominé par un être des plus habile appelé homme, assoiffé de haine et de destruction. Pour Golding, l’évolution n’est pas synonyme de progrès. « Notre monde dit civilisé n’est qu’un mythe ou règne la violence et qui se laissera vaincre et détruire par le mal. Avant la seconde Guerre mondiale ma génération eut, dans l’ensemble, une croyance libérale et naïve dans la perfectibilité de l’homme. La guerre nous fit subir un endurcissement sinon physique, du moins moral et nous elle donna une inévitable rudesse. L’après-guerre nous fit voir peu à peu ce que l’homme peut faire à l’homme, ce que l’Animal pouvait faire à sa propre espèce. » (Cible mouvante, Gallimard, 1985).
Golding explore également les dilemmes moreaux qui se posent à l’homme confronté à des situations extrêmes. Chris Martin (1956) décrit les affres d’un officier seul survivant d’un destroyer coulé par les Allemands, réfugié sur un rocher au milieu de l’océan. Avec Chute libre, il aborde le problème du choix et de la perte de liberté. La Nef (1964), La Pyramide (1967), Le Dieu Scorpion (1971) dépeignent des individus tiraillés entre aspirations et contingences contradictoires. Passionné de mer et de voile, il publie entre 1980 et 1989 A Sea Trilogie (Rites of Passages, Closes Quarters et Fire Down Bellow). Prix Nobel de littérature en 1983, anobli par la reine Elisabeth II en 1988, il décède le 19 juin 1993.
- Principaux ouvrages de William Golding •1954 Sa Majesté des Mouches •1955 Les Héritiers (The Inheritors), Gallimard, « Du monde entier », 1981. •1956 Chris Martin (Pincher Martin) •1959 Chute libre (Free fall) •1964 La Nef (The Spire) •1967 La Pyramide (The Pyramid) •1971 Le Dieu Scorpion (The Scorpion Gold), trois nouvelles. •1980 Rites de passage (Rites of Passage) •1982 Cible mouvante (The Moving Target), Gallimard, 1985. •1984 The Paper Men •1987 Coups de semonce (Close Quarters) •1989 Fire Down Below (La Cuirasse de feu) •1991 To the End of the Earth (A Sea Trilogy) (Trilogie maritime) : I. Rites de passage ; II. Coup de semonce ; III/ La Cuirasse de feu, Gallimard, « Folio », n° 3681/3683
L’accueil du film : la presse
- Difficile à digérer pour les estomacs fragiles « Peter Brook nous dit que cet âge est sans pitié, que l’homme ne naît pas bon, que derrière notre façade d’éducation civilisée, les grandes peurs ancestrales, les monstrueuses passions primitives sont toujours présentes, à peine assoupies. Message sévère, trop difficile à digérer pour les estomacs fragiles… Message peu convaincant d’ailleurs, car une fois encore, Peter Brook n’a pas su l’exprimer par des moyens adéquats et n’a pas dominé son ambitieuse entreprise : le délire sauvage de ses jeunes interprètes atteint trop vite son paroxysme et s’y maintient, dans un registre inchangé, avec une monotone constance. Mais quelques éclairs d’une impitoyable lucidité, et la hauteur de ton, et le courage de l’entreprise, et son ambition, méritent un grand coup de chapeau. » Pierre Billard, Cinéma 63, n°77, juin 1963
- Un pamphlet vertigineux « William Golding, qui fut maître d’école, devait bien connaître les enfants. Peter Brook le suit de confiance dans la voie de démythification de l’enfance, et fait de son film un pamphlet vertigineux, dont la démonstration pessimiste ne pouvait que troubler les bonnes âmes de la critique française, plus imbue de Rousseau que de Sade… » Jean-Paul Torök, Positif, n° 55-56, juillet août 1963
- L’aspect bouffon de la chose « Mettez des collégiens anglais dans une île déserte et laissez-les vivre (!). Vous obtiendrez d’une part des petits monstres – c’est-à-dire des petits d’hommes –, d’autre part, des Laughton, Burton, O’Toole, etc. en herbe. Conclusion : les enfants ça n’existe pas ; ce que l’humanité est cruelle tout de même et ce Peter Brook, quel talent ! Mais l’aspect bouffon de la chose ne va pas jusqu’à rendre la vision tolérable. » Jacques Bontemps, Cahiers du Cinéma, n° 168, juillet
- Plus fort que bien des témoignages « Il s’agit d’une fiction bien sûr, mais dotée d’une telle puissance évocatrice qu’elle nous secoue plus fort que bien des témoignages. Nulle force n’est plus dévastatrice que la poésie. N’est-ce pas elle qui, sous le voile du mythe, nous a tout appris sur nous-mêmes et sur notre destin ? Cette bataille perdue de la civilisation contre la barbarie, Peter Brook la décrit en images très composées dont la beauté hiératique ou violente coupe le souffle. Sans cette beauté, aurions-nous aussi bien mesuré la gravité de l’enjeu ? » Madeleine Garrigou-Lagrange, Témoignage Chrétien, 13 mai 1965
- Les hommes que nous deviendrons et que nous sommes « Là où la fable devient intéressante, c’est lorsque, cessant de nous effarer devant ces enfants terribles, nous reconnaissons en eux les hommes qu’ils deviendront et que nous sommes. Comme il est bien analysé le processus par lequel ceux qui sont forts et armés obtiennent dans cette petite société humaine pleine de bons principes le droit de vie et de mort sur tout le monde, et même le droit de diriger les pensées et d’obscurcir les consciences. » Janick Arbois, Télérama,20 juin 1965
source : http://www.critikat.com/actualite-cine/critique/sa-majeste-des-mouches
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Le film s'articule en trois grandes parties. Dans la première [séquences 2 à 14], les garçons se rencontrent, adoptent une organisation démocratique [2 à 6], explorent leur île [7 à 14]. Dans la seconde, Ralph voit son pouvoir s'effriter au fur et à mesure que Jack renforce le sien [15 à 23]. La régression vers la barbarie est achevée et la tyrannie est en place quand commence la troisième et dernière partie [24 à 37]. Une conclusion [38] vient clore le récit.
La narration suit deux lignes parallèles. La première : en toile de fond, les aventures d'un groupe de jeunes garçons naufragés sur une île déserte ; la seconde : d’abord en filigrane, puis avec une précision quasi chirurgicale, la prise de pouvoir par Jack, impliquant le déclin de Ralph. Au début du récit, les enjeux, simples, constituent une première intrigue. Ces naufragés parviendront-ils à survivre ? Quels dangers les menacent ? Viendra-t-on les secourir ? Comme tout Robinson, le groupe explore les lieux et en tire les conséquences. Leur survie immédiate est assurée [11, 12, 15]. Seules contraintes : entretenir le feu en vue d'éventuels secours et construire un abri pour les « petits ». Quelques incidents mineurs viennent troubler l’harmonie : la chute d’un rocher qui laisse présager une nature mystérieuse [7], une « bête » imprécise vue par un « petit » et surtout la brutalité dont Jack fait preuve depuis son échec à l’élection [6]. Son utilisation du couteau [8, 12] ne laisse aucun doute sur sa volonté de dominer la nature et le groupe.
D’une possible amitié à la haine
La lutte d'influence entre Ralph et Jack alimente l'intrigue secondaire introduite dans la première partie du film [10, 14] puis développée dans la seconde. Lors de la deuxième assemblée [9], une collaboration entre Ralph, le chef légitime, et Jack, le chef autoproclamé, semble encore possible : « Je suis d'accord avec Ralph. Nous ne sommes pas des sauvages, mais des Anglais. » De même, lors de l'évocation d'un serpent entrevu la nuit précédente par le petit Percival [16] : « Ralph a raison, il n'y a pas de serpent. Et s'il y en a un, nous le tuerons ! » La relation entre Ralph et Jack, faite de séduction et de répulsion, se poursuit jusqu'à l'expédition à la recherche de la bête [20, 22].
Ces rares moments de détente dans la montée de la tension alternent avec les étapes dans la progression de la violence. Premier heurt : la réaction ulcérée de Jack [14] – qui gifle Piggy et brise ses lunettes – lorsque Ralph lui reproche d’avoir négligé le feu pour la chasse. Second : refus de donner sa part du cochon à Piggy (et, dans les deux cas, absence de réaction de Ralph). Enfin, lorsque Jack accuse Ralph de manque de courage [23] et lui dénie toute légitimité, on passe de l'inimitié à un degré supérieur : le conflit devient l’enjeu essentiel, l’intrigue secondaire devient principale.
Le système dramatique de la montée de la violence instinctive et convulsive culminera avec le meurtre de Simon [31]. La suite de cette dernière partie décrit la retombée du conflit avec la victoire de plus en plus flagrante de Jack. La séquence qui suit [32] conduit à annihiler la violence du meurtre du visionnaire, celui qui avait vu ce qu’il en était de la bête et de l’idole. Ralph en est conscient, mais ne peut rien communiquer, et Piggy n’y voit que la fatalité. Désormais, deux mondes s'opposent radicalement. En bas, la clairière au bord du lagon où Ralph abandonné de tous s’épuise en gestes vains. Là-haut, le monde minéral, la tanière du tyran. Entre les deux, le coeur de la forêt où règne le mystère, la peur qu'une idole dérisoire tente de conjurer.
Refusant de voir – symboliquement, il n’a plus ses lunettes – l’horreur du meurtre de Simon et incapable de conseiller Ralph, Piggy est la prochaine victime logique [36], en attendant Ralph [38]... C’est alors que ressurgit la première intrigue passée à la trappe : l’attente d’une aide extérieure, à la façon d’un deus ex machina, un officier anglais qu’on n’attendait plus... Car la question n’était plus là. La logique du happy end et la morale sont sauves. Mais sommes-nous vraiment satisfaits d’imaginer nos héros rejoignant sagement les bancs de leur école ou embrigadés dans les armées de Sa Majesté pour une guerre bien plus meurtrière ?
9 Plan 1 - Les garçons ont dévoré le cochon grillé. Il a suffi d’un masque improvisé fait d’un morceau de peau pour exciter les chasseurs qui entament un chant guerrier et une danse frénétique. Tuer ! tuer ! tuer ! La silhouette de Jack, immobile et perché sur le sommet du rocher, se détache sur le ciel. Le contre-jour accentue l’impression de malaise.
Plan 2 - En contrebas, Ralph, Piggy, Simon et les autres les regardent, effarés. Mis en situation d'infériorité par la caméra qui les filme en plongée, nous les voyons à travers le regard de Jack. Le soleil couchant les éblouit. Ils se protègent d’une main devant les yeux, comme s’ils présentaient le danger que recèlent Jack et sa troupe. Leur attitude calme et sérieuse est comme un reproche silencieux adressé aux chasseurs en folie.
Plan 3 - Ralph qui a brusquement pris la mesure des risques que comporte une telle situation, et voyant que l’agitation commence à gagner ses propres troupes, hésite une seconde puis s'empare de la conque, se lève, hurle pour imposer le silence. Il convoque une assemblée. Filmé en plan rapproché, il émane de lui à la fois une impression de force par sa détermination mais aussi de vulnérabilité à cause de sa nudité fragile.
Plan 4 - La voix off de Ralph sert de raccord au plan suivant : en très gros plan, le couteau que Jack tient à la main frappe sa lance d’une manière lancinante. Alors qu'il avait crié pour faire cesser la frénésie et employé un ton ferme pour convoquer l'assemblée, Ralph parle maintenant d'un ton conciliant, comme pour atténuer la dureté de ses reproches. Par sa durée, son échelle et sa fixité, ce plan donne une impression de violence difficilement contenue. Le couteau en insert laisse présager un événement tragique.
Plan 5 - Même raccord son par la voix off de Ralph qui égrène ses recommandations. En un très lent travelling gauche-droite, la caméra filme les petits, assis sur le sable, regards tournés vers l'orateur (à la droite du cadre). Filmés à leur hauteur, ils nous paraissent d’autant plus vulnérables. En fin de travelling latéral, la caméra, par un léger travelling avant dévoile la conque en amorce sur le bord droit du cadre, puis Ralph. Piggy en retrait se place sous la protection du chef légitime. Cible privilégiée de la vindicte de Jack, il observe l'ennemi qui lui fait face. Il semble hypnotisé comme s’il avait un serpent devant lui.
Plan 6 - Alors que Ralph poursuit sur un ton monocorde (« il faut nous organiser »), en contrechamp, le groupe des chasseurs est ordonné, discipliné. L'alignement des lances renforce l'aspect militaire en opposition avec la position débonnaire des membres du camp des « démocrates ». La perspective renforce la primauté du chef. Jack, renfrogné, continue à manifester son agacement en frappant sa lance avec la lame de son couteau. En rappelant qu’il faut surtout prendre soin du feu, Ralph s’adresse indirectement à Jack. La tension monte d’un cran...
ANALYSE D’UNE SÉQUENCE
Le clan des « chasseurs » en route vers le pouvoir Séquence 16 : 0h32'19 à 0h37’50
Moment charnière. Le contraste avec la première assemblée est saisissant. Les cheveux ont poussé, les peaux ont bruni. L'assemblée se scinde en deux camps, face à face. Action presque en temps réel.
Plan 8 - En raccord son et hors champ (off), la voix dure et cassante de Jack. Nous comprendrons en 9 qu’il s’est levé et s’est emparé brutalement de la conque. Simulacre de respect des règles démocratiques, nécessaire cependant : il doit commencer par s’excuser pour l’oubli du feu. La caméra se recentre sur les petits, assis sur le sable. Fatigués – l'un d'eux bâille –, ils semblent peu conscients des enjeux de la lutte pour le pouvoir. La diction de Jack est brutale, assénant avec force les mots importants : « feu », « viande », « chasseur ».
Plan 7 - La caméra se recadre sur le clan des chasseurs, vus de dos, au premier plan. Deux lances créent un cadre dans le cadre qui vient enfermer Ralph. Une troisième qui semble vouloir le frapper précise la menace. En arrière plan, Simon et Piggy qui l'entourent semblent déjà désignés comme les futures victimes expiatoires.
Plan 9 - En un plan rapproché, Jack debout, domine Ralph qui est resté assis. Son large dos nu occupe le quart du cadre et masque la conque. Il assène son argument massue : « Et s'il y a une bête sauvage, nous vous protègerons. » Ce qui lui vaut d'être acclamé par les chasseurs. Au lieu d’être tournée classiquement en champ-contrechamp, cette scène ne nous montre pas Jack de face, tel que le voit Ralph. L’attitude trop passive de Ralph, dominé par Jack dans ce plan en plongée est ainsi dénoncée : c’est Jack qui mène l’action.
Plan 10 - Coupé cut, Simon immobile est filmé en plan rapproché, ce qui souligne sa solitude, son isolement. Figure marginale, depuis longtemps déjà il s’est désolidarisé du groupe des chasseurs. À la différence de Piggy qui se tient toujours près de Ralph, Simon est le plus souvent à l’écart, seul. Il fera un bouc émissaire tout désigné.
Plan 11 - En un rapide panoramique vers la droite, la caméra accompagne Jack qui rejoint son clan sous les applaudissements. Il est pris brutalement, en plein mouvement. Les plans où il intervient sont brefs, coupés nets, le rythme correspond à sa brutalité et traduit son impatience d’exercer un pouvoir sans partage. Le clan des chasseurs forme désormais une entité compacte, soudée par l’esprit de corps et un chef à la force rassurante. Ils jouent, exhibent leur force comme dans une scène de théâtre, avec quelques petits comme spectateurs en premier plan.
Plan 12 - Percival, en plan moyen, a ramassé la conque et vient au centre de la place. Accueilli par l'injonction « What's your name ? », il est immédiatement réduit au silence par les chasseurs qui reprennent et scandent la question en un tohubohu assourdissant. Parfaite image de l’être humain seul, impuissant face à une dictature naissante. Il découvre avec étonnement que le droit à la parole, fixé démocratiquement, et en principe apanage du détenteur de la conque est dénié par ceux-là même qui l’ont institué… et que personne ne réagit et ne lui vient en aide.
Plan 13 - Contrechamp en plan d’ensemble sur la rangée de chasseurs vus de dos. Leurs lances verticales forment une série de barreaux symboliques, leur mouvement vertical renforçant la menace. Les « démocrates », en arrière-plan, en désordre, déjà vaincus, scandent la phrase qui dénigre l’identité. Le cadre (troncs, végétation...) enferme, étouffe les protagonistes. L'agora n’est plus un lieu collectif de délibération mais une arène. Au milieu, Percival, interdit de parole, laisse pendre à bouts de bras la conque, symbole désormais inopérant, dérisoire et bafoué.
Plan 15 - La scène se poursuit en plan rapproché. Le cadre qui englobe le visage de Percival et la nuque de Ralph penché sur lui crée d’abord une sensation d’intimité, de douceur qui contraste avec ce qui précède. Percival a oublié le numéro de téléphone de ses parents. Les rires qu'il provoque le mettent au bord des larmes, mais Ralph demeure attentif et bienveillant. On ne sait toujours pas ce que Percival avait de si important à déclarer. On ignore également le sens de son regard perdu vers le hors champ. Le suspense ainsi créé est une bombe à retardement qui éclatera au plan 18.
Plan 14 - Plan moyen. Ralph qui s'est levé a rejoint Percival au centre de la place. Il hurle pour faire cesser le charivari puis se penche vers lui avec douceur et l'invite à décliner son identité. Ralph qui est encore le chef légitime n’use de son pouvoir que pour venir en aide aux plus faibles ou pour faire cesser les chahuts à haut risque. À la différence de Jack, Ralph est filmé en plans plus longs, pour bien montrer qu’il prend le temps d’écouter, d’observer, de se soucier du bien de tous et de chacun.
Plan 16 - Retour au plan moyen. Percival est prostré. La conque gît abandonnée sur le sable. Roger, le lieutenant de Jack envoie l'un des soldats exécuter le plan concocté par son chef. Il s’agit de dérider Percival en imitant un chien fou. Avec une habileté diabolique, Jack sait qu’il doit mettre les rieurs de son côté et effacer l’effet créé par le désarroi de Percival. La détente et les rires désarment tout risque de réaction chez son ennemi. Même Percival cède et se laisse gagner par ce rire contagieux.
Plan 17 - En un plan bref comme un plan de coupe, Ralph et Simon partagent ce court répit de détente et rient à l'unisson. Soudain le rire de Ralph se fige en même temps que son regard, brusquement dirigé vers le haut du cadre, fait le raccord avec le plan suivant.
Plan 18 - Plan rapproché centré sur Percival. Jack a bondi sur ce dernier, entrant dans le cadre par surprise. Se baissant vers lui il lui empoigne brutalement l'épaule, le secoue, le force à lui confier son secret, repart hors champ. On reste sur Percival, seul, qui masse son épaule endolorie et on entend Ralph en voix off : « Que dit-il ? », puis la voix de Jack qui délivre le secret de Percival : « Il a vu une bête sortir de la mer ». Un gong sinistre rend palpable l’effroi des garçons. Le son off rend plus inquiétante la révélation, non située dans l’espace connu (du plan).
Plan 19 - Recadrés en plan moyen, Ralph, Simon et Piggy tournent lentement leur visage et leur regard vers la mer dont on entend, de plus en plus fort, le ressac inquiétant. Le gong prend de l'ampleur. La violence de Jack agit sur le groupe adverse, réuni par le cadre et isolé des autres. Les regards, d’abord désaccordés, se fixent avec angoisse dans la même direction quand Piggy se lève...
Plan 20 - Plan d’ensemble sur la mer. Toujours accompagné par le sinistre gong, le bruit des vagues est angoissant. Un énorme tronc penché barre le cadre et pèse comme une menace sur la nuque d’un garçon torse nu, vu de dos qui regarde au loin un rocher sur lequel vient se fracasser la houle du large, évoquant une énorme bête sortant des flots... La ligne de séparation entre une entente encore possible et un inévitable affrontement est franchie. Il y a désormais un chef de trop !
Noir & blanc et la preuve par l’image-vérité
Peter Brook avait fait le choix du noir et blanc par souci d’économie mais aussi parce que cela excluait tout pseudo-lyrisme dont il ne voulait pas pour son film. Ce choix, loué aujourd’hui, n’avait été apprécié à l’époque que par un ou deux critiques. C’est alors encore le procédé majoritaire des films de la Nouvelle Vague. Il renvoie également à ce mouvement issu du cinéma ethnographique (Jean Rouch), des débuts du reportage TV et des progrès de la technique (vérité pellicule rapide et ultrasensible), le « cinéma-vérité » (France) ou « cinéma direct » (USA, Canada). Le N&B de Sa Majesté des Mouches en a la brutalité et les imperfections techniques : sur- ou sous-expositions, raccords de lumière parfois approximatifs, contraste poussé de temps à autre. De plus, Tom Hollyman1, bien qu'ayant fait très rapidement l’apprentissage du maniement de la caméra, n’avait cependant pas résolu tous les problèmes de raccord.
À l’opposé de la pièce filmée
En sa double qualité de metteur en scène de théâtre et de cinéaste, Peter Brook sait qu’il doit inventer un langage purement filmique, « à l’opposé de l’ennui mortel d’une pièce filmée ». Fidèle à sa conception de l’espace vide2 il privilégie les gros plans afin de « rassembler pour le spectateur un monde réel, dans lequel toutes sortes de relations coexistent et s’entremêlent. Un monde créé par petites touches, relation par relation, thème par thème, chaque réaction de personnage après l’autre3. » Par exemple, lorsque Jack apprend qu'il n'y a pas d'adulte survivant [séquence 54], son regard se fige un instant dans le lointain, comme s'il envisageait déjà son accession au pouvoir. Il aura le même regard quand, parvenu au point culminant de l'île, il prendra la mesure de son futur royaume [7].
Une année de montage
La mise en scène telle qu’elle nous apparaît est surtout le fruit d’une année d’un énorme travail de montage à partir d’une soixantaine d’heures de rushes et des kilomètres de bandes son5. Dans l’impossibilité de visionner les rushes, Peter Brook avait pris la précaution de multiplier les prises et doubler le tournage en confiant une deuxième caméra à Gerry Feil6 avec comme instructions une entière liberté de saisir au vol toutes les images qu’il voulait.
Lors du montage, Peter Brook fut surpris de constater combien le point de vue dirigiste du réalisateur peut être enrichi et élargi par un point de vue libre de toute contrainte. Par souci de saisir aussi bien l’action principale que les mouvements du groupe de jeunes « acteurs » en liberté, Brook a su tirer le meilleur du tournage à deux caméras, comme Laurent Cantet dans sa salle de classe d’ Entre les murs (2008).
Tourner avec des enfants
Son autre priorité était l’attention portée aux enfants. Les scènes étaient tournées dans l’ordre chronologique de l’histoire de Golding. Quelques indications étaient données aux garçons qui improvisaient pour le reste, plus exactement, qui vivaient les situations, les événements et les actions d’une histoire qu’ils connaissaient. C'est nettement le cas dans la scène où les garçons jouent dans le lagon [11] et celle du repas de cochon grillé. Afin qu'ils soient bien affamés, les enfants n'avaient rien eu à manger au petit-déjeuner [15]. « Un de nos plus gros problèmes était de les encourager à se libérer de toute inhibition pendant les prises, mais de rester disciplinés entre chacune d’elles. Nous devions les couvrir de boue et les laisser se comporter comme des sauvages toute la journée et rétablir la discipline des écoles anglaises pendant que nous leur faisions prendre leur douche et les frottions le soir3. »
Du réalisme à l’allégorie
L’écriture se fond le plus souvent avec le projet du film : l’observation apparemment objective du retour de collégiens issus de la meilleure société à une forme de sauvagerie primitive que vivent les jeunes acteurs eux-mêmes mis dans une situation expérimentale comparable. Passer par les apparences du reportage pouvait seul rendre acceptable un propos aussi éloigné de l’humanisme rousseauiste encore si vivace de nos jours – « l’homme est bon, c’est la société qui le pervertit » – et le comportement de ces collégiens sympathiques et d’une beauté angélique sombrant rapidement dans une barbarie allant jusqu’au meurtre. Notre esprit le refuse, pourtant l'oeil objectif de la caméra nous le montre...
Lors des scènes où la folie collective s'empare des corps et des esprits, la caméra peine à (en)cadrer le désordre. À l’opposé de cette confusion, on trouve les scènes de débat, d’assemblées, celle aussi où Piggy raconte aux petits l’histoire de sa ville. Tout est alors bien ordonné, comme sur une scène de théâtre à l’italienne, les répliques se détachant avec clarté, sans confusion. Il semble alors que les jeunes acteurs, comme les personnages, se coulent dans un moule préétabli, comme si la liberté les renvoyait à des structures quasi universelles : le chef, le guerrier, le conseiller, le fou un peu sadique, le sage... On songe aux Maîtres fous de Jean Rouch (1954), où un rituel « primitif » renvoie à une situation coloniale. Du « naturel », le film bascule dans une dimension métaphorique et symbolique.
Loin du réalisme...
Le prologue introduisait déjà cette dimension, loin de tout réalisme, entre gravure ancienne et bande dessinée. Un collège anglais, des armements militaires, un plan d’évacuation sur un tableau noir, un combat aérien doublé d’un orage, le crash d’un avion... Ce mini-récit enchaîne sur les images, cinématographiques celles-là, de deux enfants (Ralph et Piggy) s’extirpant d’une végétation exotique envahissante. Si l’image joue la carte du réalisme cru, la situation, elle, est arbitraire : deux enfants rescapés, puis une trentaine, sans adultes et sans la moindre égratignure, parfaitement peignés et vêtus, en particulier le groupe de choristes mené par Jack, avec cape, collerette et coiffe. Très vite, l’ordonnance du costume strict de collégien anglais de Ralph, avec casquette et cravate, s’oppose à la luxuriance envahissante et désordonnée de la végétation, soulignée par Piggy (« On s’emmêle les pieds làdedans ! »).
L’arrivée de la chorale est présentée dans un plan harmonieux, le premier du film, les collégiens de noir vêtus sur un paysage blanchâtre suivant la courbe de la mer au son d’un chant. À quoi répond la composition triangulaire des trois visages surmontés de casquette des compagnons de Ralph. La troupe s’intègre à la composition végétale dominée par les feuilles, puis Jack et Ralph s’inscrivent dans un cadre traversé en diagonale par un tronc... Ce sont là des composition dignes de l’Eisenstein du Cuirassé Potemkine ou ¡ Que viva Mexico !
Un jeu d’oppositions violentes
La mise en scène de Sa Majesté des Mouches joue sur des oppositions brutales. Aux images blanches, quasi surexposées (bords de mer) s’opposent les scènes sombres de sous-bois et plus encore de nuit, comme celle de la fête qui s’achèvera par la mort de Simon. Une autre opposition structure visuellement le film, celle du haut et du bas. Plongées et contre-plongées sont légion. Les relations entre les personnages principaux, Jack et Ralph en premier lieu, sont marquées par la place de chacun, au-dessus ou en dessous. Dès l’instant où Ralph accueille Jack, il descend à sa hauteur, remettant un instant en jeu sa supériorité. Pourtant, la ligne du tronc séparant Jack de Ralph annonce une rupture d’équilibre : la chute de Simon. On se précipite pour emporter l’enfant évanoui.
L’écriture passe brusquement de la picturalité au reportage, la caméra a du mal à suivre le corps de Simon que l’on emmène, les dos, les nuques, les casquettes des collégiens aux mouvements désordonnés nous cachent le « spectacle ». Plongées et contre-plongées accompagnent aussi nombre de situations : l’exploration de l’île, la montée de Ralph vers Jack et la mort de Piggy... Le haut est le lieu symbolique du pouvoir, mais du pouvoir matériel et brutal des guerriers, incapable d’élévation (faire s’élever la fumée). En bas vivent les simples « humains », de la raison et de l’égalité. Ainsi, Piggy, le raisonneur, mais aussi l’humaniste, celui qui se préoccupe de ce qui est bon pour tous, a des difficultés à grimper !
Peter Brook oppose également les grosseurs des plans. Un certain nombre de plans généraux, comme l’arrivée de la chorale, ou l’image des premiers rescapés sur la plage appelés par le son de la conque de Ralph, une plongée sur le cochon sauvage filant entre les plantes, n’insistent pas seulement sur l’immensité de l’espace, mais créent un phénomène d’étrangeté. Cet espace est-il habité par des forces ou des êtres obscurs ?
C’est cette autre réalité que tente de saisir Simon, qui croit aux fantômes, observant avec soin les apparences (gros plans de plantes et insectes) pour en percer le secret. Plans rapprochés, corps morcelés Le cadre est le plus souvent serré. La végétation l’occupe entièrement comme le feraient les barreaux d’une prison. Les rares plans larges des grands espaces de l’île ne servent qu’à situer l’action qui se déroule dans l’espace restreint dans lequel les enfants semblent s’être enfermés eux-mêmes. Les personnages sont, presque en permanence, filmés de très près, le cadre se limitant à une partie du visage ou des corps. À l’opposé du découpage classique en plans moyens, américains, qui respectent une échelle humaine, voire humaniste, ces plans trop rapprochés restituent des corps morcelés qui perdent une grande part de leur humanité.
Le geste de Jack coupant brutalement d’un coup de couteau la feuille que Simon est en train de regarder de près en est la métaphore, renvoyant aussi à la brutalité du montage de l’ensemble du film. Paradoxalement, le spectateur est très près, en osmose avec les personnages, et dans le même temps, il ne les reconnaît plus comme des corps réels, mais seulement des portions, des objets. Cette approche produit un sentiment de malaise qui répond à la situation d’enfants qui perdent peu à peu leur humanité. D’où la nécessité de ce long plan presque final où le regard de Ralph remonte lentement des chaussures du militaire à son visage, comme si, enfin, un corps humain se reconstituait dans son entier, même si cette réincarnation s’accompagne des signes inquiétants d’une civilisation ellemême encline à la violence.
notes :
1) Tom Hollyman était un photographe installé sur l’île Vièques qui avait fait des photos de voyage pour des magazines américains quand Peter Brook lui proposa de tenir la caméra.
2) L'espace vide, selon Peter Brook, c'est l'absence de décor. L'acteur que rien ne vient distraire peut se concentrer sur son jeu et le spectateur peut laisser libre cours à son imagination.
3) Les propos de Peter Brook sont extraits de son ouvrage Points de suspension (cf. « Vidéo-Bibliographie », p. 18).
4) Les chiffres en caractères gras renvoient au « Découpage séquentiel », p. 7.
5) Peter Brook proposa à un habitant de l’île, dont le passe-temps était d’enregistrer de la musique folklorique, de s’occuper du son.
6) Second metteur en scène, le réalisateur de films documentaires Gerry Feil sera aux côtés de Peter Brook tout au long de la réalisation et participera également au montage. Peter Brook l’avait rencontré à New York, sur recommandation de Lewis Allen, le producteur du film. Ils deviendront d’excellents amis.
Sa Majesté des Mouches se prête à toute une gamme de significations qui vont de la part sombre du mythe de Robinson Crusoé au Théâtre de la cruauté1, en passant par le portrait de l'enfance à travers ses peurs et son besoin de croyance. Profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale et par la guerre froide, William Golding craignait de voir l'humanité se détruire dans un nouveau conflit et lançait un cri d'avertissement.
Homme de théâtre, Peter Brook est attiré par le surplus de cruauté que peut apporter le réalisme cinématographique : « Bien que le cinéma affaiblisse la magie [du roman], il introduit des évidences2. » Pour son biographe Michael Kustov l’ancien pensionnaire londonien et élève de la Gresham's School de Norfolk « donnait l'impression de se débattre encore avec les démons anglais qui l'avaient assailli et hanté. » L’ambition de Golding est d’un autre niveau : « Avant la Seconde Guerre mondiale, ma génération eut, dans l’ensemble, une croyance libérale et naïve dans la perfectibilité de l’homme. La guerre nous fit subir un endurcissement sinon physique, du moins moral et elle nous donna une inévitable rudesse. L’après-guerre nous fit voir peu à peu ce que l’homme peut faire à l’homme, ce que l’Animal pouvait faire à sa propre espèce. »
Une anti-utopie
Sa Majesté des Mouches se veut avant tout une anti-utopie. Golding se réfère fréquemment à Thomas More et cite également à plusieurs reprises Jean-Jacques Rousseau, le mythe du « bon sauvage », l’homme naturellement bon perverti par la société. Coupés de la civilisation, redémarrant à l’état premier, d’avant la culture, les « enfants » de Sa Majesté des Mouches (roman et film) devaient « tout naturellement » reconstruire une société enfin idéale. Au-delà de la critique du progrès, de la déshumanisation des sociétés totalitaires voulant instaurer le bien, le message de H. G. Wells (La Guerre des mondes, 1898 ; Dieu, le roi invisible, 1917) tout comme celui d’Orwell (La Ferme des animaux, 1984), juste après la Seconde Guerre mondiale, mise sur l’accession finale à une société idéale. De même que les religions promettent le Paradis, même si c’est dans l’Au-delà. Et c’est bien dans une sorte de Paradis que tombent les héros de Sa Majesté des Mouches : la question de la survie (nourriture) est très vite résolue. Ne compte plus que l’organisation de la société, propre à toute utopie.
La racine du Mal ?
En ce sens, Sa Majesté des Mouches conte la montée d’un régime totalitaire dont Jack serait le dictateur et Ralph le « social-démocrate » déchu avant d’être balayé par la foule... Il pose également indirectement la question de l’éducation : qu’est-ce qui remonte à la surface chez ces jeunes collégiens anglais ? Leur culture ? Elle est évidemment incomplète. Pour les anciens, de Platon jusqu’aux philosophes des Lumières (à l’exception de Kant), le Mal n’avait d’autre origine que l’erreur ou l’incomplétude du jugement. Est-ce un fond commun qui se fait jour ? Totem, meurtre rituel, bouc émissaire4, tout y contribue. La réflexion plonge à la racine du Mal. Ne retourne-t- il pas d’ailleurs, surtout en 1963, la question que posent les totalitarismes, du nazisme en particulier : et si le Mal, celui qui a produit la Shoah et mis en péril le monde dit civilisé, voire la planète entière, n’était pas une aberration de l’Histoire, après quoi tout peut rentrer dans l’ordre, comme le propose le happy (?) end ? S’il était bien niché au fond même de l’homme, au coeur de l’enfant, comme la vraie « bête » selon Simon ?
C’est beaucoup demander au film de Peter Brook, dont beaucoup ont dit, à sa sortie, en particulier Pierre Billard et Gilles Jacob, qu’il n’était pas tout à fait à la hauteur de telles ambitions. Il porte néanmoins des traces du sens du roman que résumait son auteur dans Cible mouvante : « La vérité est que ou bien Sa Majesté des Mouches n’a pas de thème, ou les a tous. »
notes
1) Pendant le tournage du film, Peter Brook lisait les textes d'Antonin Artaud sur Le Théâtre de la cruauté (in Le Théâtre et son double). Par cruauté, il faut avant tout entendre ici « souffrance d'exister ».
2) Points de suspension, p. 281 (Cf. « Biblio-vidéographie », p. 17). Concernant ces « évidences », voir ci-avant « La Mise en scène », p. 12-14.
3) Cf. « Biblio-vidéographie », p. 17.
4) La lecture des travaux, entre autres, de René Girard est évidemment passionnante en relation avec les aspects les plus obscurs du film : Les Origines de la culture (2004), coll. « Pluriel », Hachette, 2007 ; Celui par qui le scandale arrive, (avec Maria Stella Barberi) idem, 2008 ; La Violence et le sacré, idem, 2003 ; Le Bouc émissaire, Le Livre de Poche, n° 4029, 1986.
SIGNIFICATIONS
Où se cache la bête imMONDE ?
Peter Brook joue constamment sur des oppositions (cf. « Mise en scène », p. 12) qui affectent les personnages, des scènes, le style, les contenus, images, parfois très éloignées l’une de l’autre dans le déroulement du film. Image 1a & 1b Avant la civilisation : pureté, brutalité... 1a – Après une première chasse au cochon sauvage, et juste avant le passage d'un avion, les enfants se baignent nus dans le lagon. La relation entre les corps et la nature est ici empreinte de pureté. L'image suggère la naissance du monde et l'aube de l'humanité. La mer chaude et transparente est source de vie. Elle évoque le jardin d'Eden. 1b – « Entre les éclairs, il faisait une obscurité terrifiante… Les chasseurs saisirent leurs armes… La masse s'ébranla en un mouvement circulaire et une mélopée s'éleva. » C'est ainsi que Golding décrit la mise à mort de Simon. L'image de son corps emporté vers le large nous plonge dans l'extrême brutalité des temps d'avant toute forme de civilisation, d'avant même les rites funéraires. Images 2a et 2b Organisation, chaos 2a – Piggy raconte l'histoire du nom de sa petite ville. Cette scène parfaitement cadrée vient nous rappeler que ces enfants faisaient partie, hier encore, d'un monde bien organisé où l'on a changé le nom d'une commune pour ne pas trop compliquer la vie du facteur. Peter Brook aurait pu, à l'aide d'un flash-back, nous montrer Ralph avec ses parents en Angleterre, comme dans le roman de Golding. Il a préféré ne pas laisser le spectateur s'échapper de l'île, ne serait-ce qu'un instant. 2b –Les scènes qui illustrent le processus de déliquescence sont tournées en caméra portée. L'absence de cadrage qui laisse échapper le hors champ traduit le chaos des mouvements désordonnés et impulsifs. La stridence des cris accompagne le retour aux mondes originaires. La caméra en transe, elle aussi, bousculée par les garçons qui libèrent leurs instincts guerriers peine à saisir une image chaotique. Image 3a & 3b Voir, regarder 3a - Ralph et Piggy qui, au cours de la nuit précédente, se sont laissé entraîner dans la danse de folie, prennent conscience de l'horreur de la mort de Simon. Les lunettes de Piggy dont un verre est brisé et l'autre obscurci par la saleté ne lui sont d'aucun secours. Il n'y voit goutte et refuse de regarder la réalité en face. Ralph est effondré. Le fragile pouvoir démocratique qu'il incarnait n'a pas résisté à la force brutale du dictateur. 3b - Jack ne joue plus. Il « est ». Il est le surhomme halluciné au regard chargé de folie meurtrière. Il a atteint les hauteurs où règnent les dieux. Il est évident que rien ni personne ne pourra se mettre en travers de sa route ou prétendre s'opposer à son bon plaisir. source : http://www.cnc.fr/web/fr/dossiers-pedagogiques/-/ressources/4275905 ---- Adapter un roman au cinéma est toujours une entreprise difficile. Peter Brook en a fait l'expérience pour son adaptation à l'écran de Sa Majesté des mouches de William Golding. Le roman raconte le naufrage d'un avion évacuant des écoliers anglais pendant la guerre et leur survie sur une île déserte, glissement de la civilisation vers la sauvagerie. Le vœu de Peter Brook était de réaliser un film au budget très réduit, sur le modèle de la nouvelle vague en France, condition selon lui nécessaire pour garder une grande liberté sur sa production et ainsi pouvoir saisir l'essence du roman et atteindre une forme d'universalité dans le message délivré. Selon ses propres mots, "le livre de Golding est une histoire de l'homme abrégée". Cependant, continue-t-il, "l'histoire de la réalisation du film est un condensé de l'histoire du cinéma, avec tous les pièges, tentations et déceptions qu'on rencontre aux différents stades d'une production". Peter Brook débute la construction du scénario avec Sam Spiegel, producteur hollywoodien. Ce dernier a une conception du projet totalement différente de celle de Brook, et le pousse à augmenter le budget et à modifier de façon importante le scénario. Il était notamment question de mettre en scène une longue expédition à travers l'île, de faire des écoliers des ressortissants américains, ou encore d'introduire des jeunes filles dans le scénario. Voyant le film lui échapper au fil des désaccords avec Spiegel, Brook quitte le projet, qui est mis au placard. Une année passe, et Brook trouve un nouveau producteur, Lewis Allen, avec qui il rachète les droits du film et trouve des financements. Sûr de sa liberté artistique, Brook peut alors débuter véritablement son film. La majeure partie du budget étant alloué au rachat des droits, Brook rencontre quelques difficultés matérielles. D’abord il doit trouver une île proche pour tourner le film. Il s'agira de l'île de Vieques, à côté de Porto Rico, ce qui l'amènera à engager des acteurs britanniques vivant aux États-Unis pour réduire les coûts de transports. Seul l'acteur jouant Piggy vient d'Angleterre, trouvaille miraculeuse à moins de deux semaines avant le début du tournage. Brook doit également constituer une équipe technique peu rémunérée, composée donc de personnes n'ayant jamais travaillé sur un film. Par exemple le caméraman, Thomas Hollyman, est un photographe, qui est donc familier avec les questions de cadrage et d'exposition, mais qui n'a aucune expérience en ce qui concerne les mouvements de caméra et les problèmes de raccord. Il devra découvrir lui-même le métier au fur et à mesure du tournage. Le noir et blanc est préféré à la couleur, pour une raison de coût, mais également afin de restituer une tonalité sobre, de mise lorsque l'on narre un mythe de la création de l'homme. De plus, sur l'île, les prises sont multipliées car il est impossible de visionner les rushes. Le fait que des enfants soient le sujet du film demande aussi une attention particulière. Pour s'occuper d’eux entre les scènes, ce sont tout simplement leurs mères qui sont engagées. Mais ce qui préoccupe le plus Brook, c’est de faire s’exprimer ces enfants, qui ne sont pas des acteurs nés, à l’exception des deux ou trois personnages principaux. Il choisit de laisser une grande part au naturel, afin de saisir des émotions réelles et non feintes, comme la scène du repas où les acteurs, à jeun, se sont vus donner la viande du porc sans aucune autre consigne que de manger. La caméra capture alors la spontanéité, le regard d'un enfant qui a faim, sans artifice. C'est ce naturel que privilégie Brook, afin d'échapper à la raideur et la maladresse d'un enfant qui ne sait pas jouer l'acteur. Ce choix est une réussite, et l’on est émerveillé de constater la richesse et la complexité des émotions contenues dans le regard de l’enfant qui vient toucher le marin salvateur. C'est précisément là que réside la force émotionnelle du film : la violence, la cruauté des uns et la tristesse, la sensibilité des autres dont le spectateur est témoin sont réelles, et la mise à l'écran de cette réalité crée un lien plus fort entre l'œuvre et le public que le roman ne peut le permettre. La fiction n'en est plus une, mais s’ancre dans le réel par la transmission d’émotions, et le spectateur voit dans ce mythe une traduction du monde réel dont l'exactitude est confondante. En sens inverse, Peter Brook, qui a vu le comportement d’un groupe d'enfants sur une île, témoigne de la part de réel et de réalisme qui existe dans l’œuvre originale : "La seule erreur dans la fable de Golding, c'est le temps qu'il faut pour tomber dans la sauvagerie. L'action de son livre se déroule sur à peu près trois mois. Je suis convaincu que, si le bouchon que constitue la présence continuelle d'adultes [sur le tournage] sautait, toute la catastrophe aurait lieu en trois ou quatre jours". "The rules are the only thing we've got" -Ralph Cette catastrophe, l'émergence de la loi du plus fort au sein d'une société organisée, est annoncée dès les premières minutes du film qui, à l'aide d'une série de photographies accompagnées de bruitages, montre la société des adultes mise en danger par la guerre, loi du plus fort à l'échelle internationale. Les enfants sont évacués pour les protéger des conséquences de la bestialité humaine, mais seulement pour se voir rattrapés par cette bestialité, qu'ils abritent eux-mêmes en leur cœur. Tout au long du film, la prise du pouvoir de la sauvagerie se manifeste dans l'évolution de l'habillement des enfants : à partir du moment où Jack ordonne au chœur de retirer leur cape, les corps se dénuderont peu à peu avant de se voir couverts de peintures, symbolisant par le contact au minéral le retour à la nature d'êtres qui en étaient tenus éloignés par leur éducation. Ce retour à un état primitif de civilisation est également présent dans la musique, qui passe du Kyrie eleison harmonieux et d'un thème mélodieux joué par des flûtes à un concert cacophonique de percussions et à des cris de guerre. Il se matérialise enfin dans l’oubli d'éléments constitutifs de leur éducation, comme le montre la double scène où le personnage de Percival décline son identité : la première fois sans hésitation, prénom, nom, adresse et téléphone, et la seconde fois moins assurée, et interrompue par un trou de mémoire, signe que le mouvement des enfants hors de la civilisation s’accompagne d’une fuite hors de ces enfants de leur éducation, pourtant stricte dans les écoles anglaises. Seuls trois garçons tentent de s'opposer à ce mouvement : Ralph, Piggy et Simon, incarnations respectives de la démocratie, de la loi et de la raison. Simon, tout d'abord, est un personnage marqué par sa pureté, son innocence. D'un naturel très calme, on le voit contempler la nature et les animaux, savant éclairé en construction. Il est le porteur de la vérité : d'une part lorsqu'il fait face à la tête de porc (nommée sa Majesté des mouches) et qu'il semble percevoir la marche de l'histoire, qu'il semble réaliser ce qui va se produire, et d'autre part lorsqu'il découvre que le monstre dont ils ont peur est le corps d'un parachutiste et tente d’en informer ses camarades. Simon est le dernier rempart contre l'ignorance et la crainte, qui se voit détruire par l'ignorance et la crainte, laissant place à un monde où les croyances les plus absurdes ont le pas sur la raison. Ralph, ensuite, aurait toute sa place à Athènes au cinquième siècle, convoquant l'assemblée des citoyens sur la Pnyx, organisant le vote pour élire un dirigeant, et distribuant les tâches à chacun pour le bien-vivre commun. La conque symbolise cette république en construction, objet qui rassemble et qui donne le pouvoir de la parole lors des assemblées. Enfin, le garant de la République est Piggy, véritable magistrat qui collecte les noms des rescapés du naufrage, rappelle à tous les règles de la vie en société et garde la conque. Il possède également un deuxième objet d'importance pour la société insulaire : ses lunettes qui permettent d'allumer le feu nécessaire pour cuire la viande, mais surtout pour attirer l'attention d'avions ou de bateaux passant à proximité, leur seul lien possible avec le monde extérieur. Piggy détient la puissance de la parole, seule arme qu'il a pour se défendre face aux moqueries, ce qui fait de lui l'ambassadeur de la civilisation. Alors que les enfants tombent dans l'écueil de la violence muette, il est toujours capable de mettre des mots sur les choses et de les expliquer, que ce soit pour exposer l'origine du nom de son village ou pour analyser le meurtre de Simon. Lorsque Piggy disparaît, la conque est également détruite, double signe que le point de non-retour est ici atteint : la violence a définitivement pris le pas sur la loi, le geste a définitivement supplanté le verbe. Cette violence atteint son paroxysme à la toute fin du film, où survient un deus ex machina : le retour de la civilisation, ceinte d'un uniforme d'un blanc impeccable, accompagnée d'une musique rythmée, où dominent les cuivres. Le dernier plan avant le générique, gros plan très touchant sur Ralph, est un véritable appel au spectateur : si Ralph a échoué à conserver les règles de vie en société sur l'île, il a néanmoins pu être sauvé. On ne peut alors que s'interroger sur l'autre côté du miroir, présenté au début du film : face à la barbarie de la guerre, existe-t-il une autorité capable d'imposer la paix à tous ? Et le cas échéant, est-on condamné à partager l'échec de Ralph et être le témoin impuissant de la ruine du monde ?
source : http://cineclub-normalesup.blogspot.fr/2013/12/sa-majeste-des-mouches-de-peter-brook.html#more
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