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The Picture of Dorian Gray (dossier)

Publié le 6 Novembre 2014, 14:15pm

Catégories : #Philo & Cinéma

Le portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray).

Adaption par Albert Lewin

 

 

 

Avec : George Sanders (Lord Henry Wotton), Hurd Hatfield (Dorian Gray), Donna Reed (Gladys Hallward), Angela Lansbury (Sibyl Vane), Peter Lawford (David Stone), Lowell Gilmore (Basil Hallward), Richard Fraser (James Vane). 1h50.

 

1945

 

 

Londres, en 1886. Basil Hallward peint le portrait du séduisant Dorian Gray. Il ne souhaite pas exposer le tableau car le portrait semble doué d'une vie propre qui aurait comme guidé sa main. C'est du moins ce qu'il explique à Lord Henry Wotton venu lui rendre visite et qui rencontre par là même Dorian Gray.

Dandy cynique et immoral, Wotton trouble Dorian Gray en lui affirmant que seule la jeunesse compte et qu'il serait bien dommage de ne pas en profiter maintenant et avant qu'il ne soit trop tard. Dorian Gray, troublé par ces déclarations, souhaite que le tableau vieillisse à sa place pour que lui garde toujours sa beauté d'adolescent : "Si je pouvais rester jeune alors que le tableau vieillirait... Si le portrait pouvait vieillir et moi demeurer tel que je suis. Pour cela je donnerais tout. Je serais prêt à tout donner pour ça, même mon âme". Seule, la statue d'un mystérieux chat égyptien semble avoir entendu son voeu secret.

Sous l'influence de Lord Wotton, Dorian Gray se met à fréquenter les bas-fonds de Londres, les quartiers très populaires de Whitechapel. Il y rencontre Sybil Vane, une petite chanteuse qui se produit dans un music-hall de seconde catégorie. Il s'éprend d'elle et la présente à ses amis Basil et Henry. Si ce dernier, d'abord réticent approuve son choix, Henry par cynisme demande à Dorian de tester la vertu de Sybil en l'obligeant, sous peine de rupture, à coucher avec lui avant de l'épouser. Sybil vaincue par l'ultimatum et le charme de Dorian se donne à lui et Dorian lui envoie une insultante lettre de rupture.

Rentrant de la journée de débauche qui suit, il sent peser sur lui une sourde menace et son regard croisant par hasard le tableau il remarque que les lignes de la bouche expriment maintenant la cruauté. Ayant eu confirmation de cette transformation au matin, il comprend que son pacte avec le chat égyptien a été exaucé. Souhaitant revenir sur sa décision, il écrit une longue lettre d'amour à Sybil. Mais, avant d'avoir pu lui envoyer, il apprend de lord Wotton que Sybil s'est empoissonnée.

Dorian Gray décide de s'enfermer dans une dureté sans compassion. Il se rend le soir même à l'opéra. Le lendemain, il reçoit la visite de Basil Hallward qui lui conseille la lecture de La vie de Bouddha pour échapper à l'influence pernicieuse de Lord Wotton. Dorian Gray parvient juste à temps à le dissuader de voir le portrait. Par peur que quelqu'un ne découvre son terrible secret, Dorian Gray enferme le tableau dans une ancienne salle d'étude et se plonge dans la lecture d'un mystérieux roman que lui offre Lord Henry.

Dorian Gray va alors partager son existence entre les fastes de la haute société victorienne de Londres et les bouges les plus sordides des bas-fonds. Les années passent mais Dorian semble rester éternellement jeune alors que ses amis vieillissent. Le portrait a au contraire subi une étrange métamorphose. Le jeune homme séduisant est devenu un être horrible, symbole de la vie de débauche menée par Dorian. Basil découvre avec stupeur ce qui est arrivé au tableau qu'il avait peint. Dorian le poignarde alors. Il se débarrasse ensuite du cadavre avec l'aide de Alain Campbell en usant du chantage. Celui-ci se suicide

Pour oublier sa culpabilité, Dorian se rend dans les bas-fonds de Londres fumer de l'opium. Le frère de Sybil Vane, un marin, l'y reconnaît et tente de le tuer. Dorian échappe à la mort grâce à son éternelle jeunesse : en effet, il ne parait que vingt ans alors que les faits se sont déroulés dix-huit ans plus tôt ! Le marin n'est dupe qu'un instant et cherche à retrouver Gray. Il meurt plus tard, accidentellement, tué par des chasseurs dans la demeure d'une amie de Dorian.

Dorian souhaite épouser Gladys Hallward mais il se sent responsable de la mort d'Allan Campbell et de James Vane, le frère de Sybil. Il préfère alors rompre avec Gladys pour le bien de celle-ci.

David, l'éternel amoureux de Gladys apprend à celle-ci et Lord Wotton que Dorian Gray cache un horrible portrait dans la salle d'étude. Henry et Gladys comprennent qu'il s'agit du tableau que celle-ci signa autrefois d'un G sous la signature du peintre. Ils se rendent chez Dorian. Celui-ci a repris espoir en constatant que son portrait s'est illuminé d'une trace de conscience. Il décide de le détruire et de mener maintenant une vie au service des plus démunis pour racheter ses crimes. En voulant lacérer le tableau, il plante le poignard dans le cœur du portrait et c'est lui qu'il tue ainsi. Le portrait retrouve sa beauté originelle tandis que lui se transforme en horrible vieillard. C'est cet atroce Dorian Gray que découvrent alors Gladys, Wotton et David.

 

 

 

Cette somptueuse reconstitution hollywoodienne est assez peu fidèle à l'esprit du roman d'Oscar Wilde. Lewin ajoute une grande dose de mysticisme à la description acide de la société victorienne ce qui lui permet aussi de terminer par une fin morale et positive.

L'adaptation cinématographique est ainsi marquée par l'invention du personnage de Gladys, dès l'enfance amoureuse de Dorian Gray, et de son soupirant David. Absents du roman, ils forment le couple forcément réuni dans le happy-end, comme pour contrebalancer la tragique issue de l'histoire. Cette nouvelle figure féminine, par son innocence et sa franchise, justifie en outre le remords éprouvé finalement par Dorian Gray et son désir de rédemption. Vue au début du film alors qu'elle n'a que cinq ans, Gladys demeure cette part d'enfance à laquelle aspire le jeune homme. Se refusant à la souiller, il ne reste plus à Dorian Gray qu'à se sacrifier et à se faire pardonner ses péchés.

Sont en revanche coupées, gommées ou profondément édulcorées la misogynie si mordante du roman et son homosexualité latente, qui caractérisent notamment, mais de manière implicite, les rapports entre Dorian Gray et Sir Basil Hallward. De même, son esthétique décadente est transformée en une noble opposition entre les valeurs du bien et celles du mal. Les répliques célèbres concernant la philosophie du dandysme ne sont gardées que comme contrepoids à un salut toujours possible.


Deux directeurs de conscience pour un personnage dédoublé

Henry Wotton, personnage amoral qui proclame son cynisme, et Sir Basil Hallward, qui croit aux valeurs spirituelles sont les deux directeurs de conscience antagonistes de Dorian Gray : l'un négatif, qui l'incite à être sans cesse plus hédoniste, l'autre positif, qui l'enjoint à faire preuve de plus de sagesse et à revenir à la morale établie. Tiraillé entre ces deux pôles, le jeune homme se dédouble, son corps semblant inaltérable tandis que sa représentation se corrompt inexorablement. Il ressemble en cela à ces personnages à l'identité double qui hantent le Londres victorien, tel Jekyll et Mister Hyde, avec lequel on pourra établir des parallèles.

Sur le visage lisse et inexpressif du jeune homme, chacun semble projeter ses désirs et ses idéaux inavoués : Sibyl Vane en fait un Tristan de roman de chevalerie, Gladys y voit un éternel amoureux. Seul Dorian Gray lui-même n'est renvoyé qu'à sa propre réalité : celle d'un corps corrompu dont le tableau-miroir renvoie l'image. Cette attente entre le ciel et l'enfer est peut-être aussi incarnée par les préludes de Chopin. Beauté humaine fragile comme celle du papillon contrairement à l'art.

Lord Henry Wotton, dandy de son état avec son élégance affectée et son insolente désinvolture, est un dilettante qui s'oppose, durant une grande partie du XIXe siècle, au goût bourgeois qui prévaut dans la haute société victorienne. Cet esthète oisif, qui méprise l'affairisme et le puritanisme et ne brille que par la légèreté de son esprit et le cynisme de sa vision du monde, est sans cesse montré en train de goûter des plats ou de sentir des vins et des fleurs. On l'opposera, dans la séquence du dîner chez sa tante Agathe, au parlementaire tory qui incarne de manière caricaturale l'esprit victorien dans tout son pragmatisme.

Wotton présente le tableau alors que Basil s'est mis sous la protection de celui de sa sœur, mère de Gladys. Et c'est lui qui désigne le chat égyptien comme capable de réaliser le vœu de Dorian (Le chat aussi : Dieu et image doivent rester ensemble).

Lord Wotton lit Les fleurs du mal, étudie l'art très aristocratique de ne rien faire renvoyant dans l'ombre (celle du cocher) les classes populaires. Il offre à Dorian Gray un livre dont celui-ci liera des passages : "Tu éveilles en moi la bête, ce contre quoi je me défends... Tu crées des rêves de luxure et du sacré fait de l'infâme. Lorsque Basil demandera de qui il est, il répondra "un poème d'un jeune irlandais sorti d'Oxford : Oscar Wilde. Basil juge le livre "ignoble, mauvais, corrompu décadent" et propose à Dorian, La lumière d'Asie, l'histoire de Bouddha.

Les objets symboliques du grenier

Le tableau est bien entendu l'objet symbolique majeur du film. Mais toute la dimension spirituelle de rédemption est travaillée par Lewin à partir du grenier et des objets qu'il contient autour du tableau

Le tableau est, dès l'abord, animé d'une vie propre : "Lorsque Dorian pose pour moi, il semble qu'une force étrangère guide ma main, comme si le tableau était indépendant de moi. Je ne l'exposerai donc pas. Il appartient à Dorian Gray". Chaque fois qu'un spectateur est placé devant le portrait, son regard est montré frappé de stupéfaction avant d'être nous-même soumis à cette stupéfaction par la vision du tableau. Le suspense est prolongé par l'effet de surprise car le tableau est alors présenté en couleur. Deux fois, le tableau est précédé du regard de Dorian : la première fois lors du pacte et la seconde lorsqu'il décide de le recouvrir après le meurtre de Basil. Les deux autres occurrences en couleur sont celle qui succède au regard de Wotton, et à celui de Basil qui le découvre dans le grenier avant d'être poignardé. Deux autres fois, le tableau est filmé en noir et blanc: lors du meurtre Basil ou l'ombre du couteau se reflète sur lui et lors de la transformation finale où il perd sa dépravation pour, dans un morphing avant l'heure, retrouver sa pureté initiale.

A la Msie en scéen très sophistiquée du tableau s'ajoute celle du grenier où Dorian Gray y a caché son portrait, pour le soustraire au regard de ceux qui pourraient y lire sa corruption morale et physique. Or ce lieu, éloigné des autres pièces de la demeure du jeune homme (et symboliquement placé en hauteur, près du ciel), est peut-être plus encore que le tableau le reflet de l'âme de Dorian Gray. S'y exprime en effet sa double nature, "entre le Ciel et l'Enfer" et s'y déroulent les deux actes extrêmes de sa trajectoire morale : le meurtre de Sir Basil Hallward et la rédemption par l'autodestruction. La profusion des croix (raies de lumière, croisées de fenêtres) lors de la scène du meurtre renforce cet aspect.

Le couteau porte également les deux dimensions, objet du meurtre et du suicide. Le roman précis qu'il avait servi à Dorian Gray à couper la corde qui soutenait la draperie cachant le tableau : sa présence romanesque est donc justifiée. Dans le film, il est là, symboliquement, pour que le jeune homme joue avec et s'amuse à le ficher dans un pupitre. Celui-ci porte, très ostensiblement, la gravure d'un cœur (souvenir d'une amourette d'enfant ?) que le stylet transpercera donc, comme un rappel des femmes dont le jeune homme a déjà honteusement brisé les cœurs.

Dans le roman, la lampe à pétrole suspendue au plafond n'existe pas. Il s'agit d'une simple bougie. Dans les deux premières séquences qui se déroulent dans le grenier, la lumière diurne qui provient des fenêtres suffit à éclairer un lieu qui n'a pas encore acquis son caractère fantastique. Avec les séquences du meurtre et du "suicide", cette lampe prend tout son sens. Sa lumière projette d'inquiétantes ombres sur les murs et, surtout, son oscillation au moment du meurtre fait passer chaque plan de l'obscurité à la clarté en un mouvement de contraste qui fait ressortir la teneur manichéenne du personnage et du lieu.

Les jouets remplissent la pièce. Le grenier est le lieu où, symboliquement, le monde de l'enfance devrait laver les péchés commis par le jeune homme corrompu. Les jouets exercent donc autant de rôles précis qui marqueront cet autre combat manichéen entre l'innocence perdue et le présent immoral. Cubes, ballons et écharpe brodée d'enfant sont voués, lors de la scène du meurtre, à choir, à rejoindre l'ombre. C'est la main inerte de Sir Basil, poignardé, qui fait tomber le fragile édifice de jouets. C'est avec l'écharpe que Dorian Gray essuie son couteau sanglant.

Une statuette de cavalier rappelle que Dorian Gray est "sire Tristan", le preux et dévoué chevalier de Sibyl Vane. Cette statuette, renversée elle aussi, lors de l'installation du tableau dans le grenier, marque l'échec du projet du jeune dandy et laisse au portrait la prééminence en ce lieu. Mais, lors de la rédemption de Dorian Gray, la statuette est enfin ramassée, replacée sur la table face au portrait : sire Tristan s'oppose à nouveau au monstre, la valeur au péché. Plus discret, mais non moins symbolique, un agneau figure sur le rayonnage de l'étagère à l'arrière-plan. Mis en évidence lors de la dernière séquence, ce jouet marque bien sûr la rédemption du pécheur.

 

Un contrepoint ironique confié aux seuls dialogues

Le mysticisme transparaît dès le quatrain du Rubaiyat de l'Iranien Omar Khayyam (1048-1131) mis en exergue lors du générique de début et qui sera lu par Dorian Gray pour Allan Campbell vers la fin du film :

"J'ai lancé mon âme à travers l'invisible
Pour déchiffrer le Mot de l'au-delà
Mon âme m'est revenue et m'a répondu :
C'est moi qui suis le ciel et l'enfer."

Le contrepoint ironique de Wilde est confié aux seuls dialogues.

  • Quand l'intelligence parait sur un visage, elle en détruit la beauté.
  • - Vous oubliez que je suis mariée ! - Le charme du mariage c'est qu'il exige le mensonge et le secret (You seem to forget that I am married, and the one charm of marriage is that it makes a life of deception absolutely necessary for both parties).
  • Je choisis mes amis pour leur beauté, mes ennemis pour leur intelligence. Il faut bien choisir ses ennemis (I choose my friends for their good looks, my acquaintances for their good characters and my enemies for their good intellects. A man cannot be too careful in the choice of his enemies).
  • Je préfère les êtres aux principes et surtout les êtres sans principes.
  • Il n'y a pas de bonne influence. Toute influence est immorale. Le but de la vie est de réaliser parfaitement sa nature. On doit vivre sa vie pleinement et complètement. Donner à chaque sentiment une forme, à chaque pensée une expression (The only way to get rid of a temptation is to yield to it), à chaque rêve la réalité. Pour maitriser la situation, il faut s'y soumettre. Tout élan réprimé nous empoisonne. Résister et votre âme se meurt du désir pour ce qui est défendu (tuer un papillon). Rien ne peut guérir l'âme que les sens et rien ne peut guérir les sens que l'âme (Nothing can cure the soul but the senses, just as nothing can cure the senses but the soul).
  • "Toujours" est un mot qui me fait frémir. Avec ce mot, les femmes gâchent les plus beaux rêves.
  • Le caprice est différent de l'amour car il dure plus longtemps.
  • J'adore les plaisirs simples, ils sont le dernier refuge des êtres compliqués (I adore simple pleasures. They are the last refuge of the complex)
  • Women are a decorative sex. They never have anything to say, but they say it quite charmingly.
  • Women represent the triumph of matter over mind, just as men represent the triumph of mind over morals.
  • No civilized man ever regrets a pleasure, and no uncivilized man ever knows what a pleasure is.
  • Women inspire us with a desire to do masterpieces, and always prevent us from carrying them out.
  • When we are happy, we are always good, but when we are good, we are not always happy.

 

Source :

http://www.cineclubdecaen.com/realisat/lewin/portraitdedoriangray.htm

 

Le secret derrière la porte

Comme les objets, dans un film, peuvent-ils « avoir une âme » ? Parmi les nombreux lieux visibles dans la version du « Portrait de Dorian Gray » réalisée par Albert Lewin en 1945, il en est un qui symbolise à lui seul l’inquiétante étrangeté du film : le grenier. Dorian Gray y a caché son portrait, pour le soustraire au regard de ceux qui pourraient y lire sa corruption morale et physique. Y abondent des objets aux fonctions dramatiques et symboliques diverses.
 
Le grenier, éloigné des autres pièces de la demeure du jeune homme (et symboliquement placé en hauteur, près du ciel), est dans le film, peut-être plus encore que dans le roman d’Oscar Wilde, le reflet exact de l’âme de Dorian Gray. S’y exprime en effet la double nature du héros, « entre le Ciel et l’Enfer » et s’y déroulent les deux actes extrêmes de sa trajectoire morale : le meurtre de Sir Basil Hallward et la rédemption par l’autodestruction.
Le grenier du film est visible dans quatre séquences : la première voit l’installation du tableau par Dorian Gray et ses domestiques ; la seconde, très courte, met en scène Dorian Gray venu constater que le déplacement du portrait n’a en rien effacé la première impression de dégoût qu’il avait ressentie la veille ; la troisième est celle du meurtre ; la quatrième est celle du « suicide » final.
 
Il est intéressant de se livrer à un petit exercice de mémoire qui consite, après avoir vu le film, à décrire le grenier en établissant la liste de tous les objets qui s’y trouvent. On constatera alors que si certains sont assez faciles à identifier, d’autres, en revanche, auront été oubliés. Or leur fonction n’est pas moins négligeable en ce lieu que l’objet central que personne n’omet de signaler : le portrait.
Certains de ces objets ont une fonction dramatique évidente, d’autres exercent des fonctions symboliques ou psychologiques tout aussi essentielles.

 

D.R.

Le tableau. Il est la raison d’être de ce lieu, puisque celui-ci ne semble exister que pour le contenir. Comme chaque fois qu’un spectateur du portrait est placé devant lui, on remarque d’abord son regard frappé de stupéfaction avant d’être nous-même soumis à cette stupéfaction : le suspense dure volontiers. L’effet de surprise est d’autant plus vif que le plan du tableau est, au moins dans la séquence du meurtre, en couleurs : le portrait n’en apparaît que plus rebutant.

 

D.R.

Le couteau. Que fait donc dans un grenier l’objet du meurtre et du « suicide » ? Le roman précise qu’il avait servi à Dorian Gray à couper une corde qui a soutenu la draperie du tableau : sa présence romanesque est donc justifiée. Dans le film, il est là, symboliquement, pour que le jeune homme joue avec et s’amuse à le ficher dans un pupitre. Celui-ci porte, très ostensiblement, la gravure d’un cœur (souvenir d’une amourette d’enfant ?) que le stylet transpercera donc, comme un rappel des femmes dont le jeune homme a déjà honteusement brisé les cœurs.

 

D.R.

La lampe. Dans le roman, il n’est question que d’une simple bougie. Dans le film, il s’agit d’une lampe à pétrole, suspendue au plafond. Dans les deux premières séquences qui se déroulent dans le grenier, la lumière diurne qui provient des fenêtres suffit à éclairer un lieu qui n’a pas encore acquis son caractère fantastique. Avec les séquences du meurtre et du « suicide », cette lampe prend tout son sens. Sa lumière projette d’inquiétantes ombres sur les murs et, surtout, son oscillation au moment du meurtre fait passer chaque plan de l’obscurité à la clarté en un mouvement de contraste qui fait ressortir la teneur manichéenne du personnage et du lieu.

 

D’autres objets retiennent moins l’attention. Et pourtant...

 

D.R.

Les jouets remplissent la pièce. « He recalled the stainless purity of his boyish life », souligne le narrateur du film. Le grenier est le lieu où, symboliquement, le monde de l’enfance devrait laver les péchés commis par le jeune homme corrompu. Les jouets exercent donc autant de rôles précis qui marqueront cet autre combat manichéen entre l’innocence perdue et le présent immoral.

 


Cubes, ballons et écharpe brodée d’enfant sont voués, lors de la scène du meurtre, à choir, à rejoindre l’ombre. C’est la main inerte de Sir Basil poignardé qui fait tomber le fragile édifice de jouets. C’est avec l’écharpe que Dorian Gray essuie son couteau sanglant.
Une statuette de cavalier rappelle que Dorian Gray est « sire Tristan », le preux et dévoué chevalier de Sibyl Vane. Cette statuette, renversée elle aussi, lors de l’installation du tableau dans le grenier, marque l’échec du projet du jeune dandy et laisse au portrait la prééminence en ce lieu. Mais, lors de la rédemption de Dorian Gray, la statuette est enfin ramassée, replacée sur la table face au portrait : sire Tristan s’oppose à nouveau au monstre, la valeur au péché.
Plus discret, mais non moins symbolique, un agneau figure sur le rayonnage de l’étagère à l’arrière-plan. Mis en évidence lors de la dernière séquence, ce jouet marque bien sûr la rédemption du pécheur.
Ce lieu est en effet si fortement chargé de connotations religieuses (à l’image, à vrai dire, des propos de Sir Basil et de Lord Henry et, d’une manière générale, de tout le récit) que certains aspects en deviennent quelque peu caricaturaux : la profusion des croix (raies de lumière, croisées de fenêtres) lors de la scène du meurtre participe de cette charge symbolique dont le cinéma hollywoodien de l’époque n’était pas avare.
 
 

Loïc Joffredo

 

Source :

http://www2.cndp.fr/tice/teledoc/plans/plans_doriangray.htm

 

 

Dossier biographique: Lewin Albert

Quand « création » rime avec « destruction » - Albert Lewin et le paradoxe de l’Artiste

Jean-Philippe Costes

 

Albert Lewin

Il en va des grands classiques du Cinéma comme des beaux livres qui alourdissent les rayons de nos bibliothèques : nous prenons plaisir à les contempler mais nous n’aimons guère nous attarder en leur sein. Leur images, empesées par un élitisme ostentatoire, heurtent nos penchants pour la légèreté et nous maintiennent à distance. Leur splendeur nous inspire le plus profond respect, tout en nous interdisant la sympathie que nous éprouvons pour les simples choses. Le marbre de la statue, aussi brillant soit-il, est irrémédiablement froid…

Albert Lewin a le redoutable privilège de figurer parmi les augustes victimes de ce « syndrome du piédestal ». Le metteur en scène Américain semble avoir été conscient du mal qui l’affectait. Il n’a laissé que six films à la postérité, comme si le fait de s’essayer à la réalisation lui avait montré les limites de l’esthétisme[1]. Que subsiste-t-il de ses longs-métrages au raffinement à la fois sublime et intimidant ? Le critique Max Tessier résume parfaitement l’opinion générale en la matière : « Il est difficile de déceler, dans ces travaux, autre chose que la propre satisfaction d’un aboutissement de l’Art pour l’Art, ou d’un talent distingué partagé par cet autre aristocrate de la pellicule qu’est George Sanders » [2].

Ainsi donc, Albert Lewin compterait parmi les plus fervents disciples de Théophile Gautier. A l’instar de Leconte de Lisle, de Heredia, de Banville, de Sully Prudhomme et de leurs illustres confrères, il aurait voué sa brève carrière de créateur à l’exaltation du lyrisme impersonnel. Ses adaptations méticuleuses de Somerset Maugham, d’Oscar Wilde, de Guy de Maupassant ou encore, de la légende du Hollandais volant, accréditent cette théorie.The Moon and Sixpence, Le portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray), The Private Affairs of Bel-Ami et Pandora (Pandora and the Flying Dutchman) sont en effet pourvus de décors, de costumes, de lumières et de dialogues dont la rare sophistication ne laisse guère de place au doute. Ils dessinent les contours d’une Poétique essentiellement orientée vers l’excellence formelle. Vénérer la Beauté, ciseler la Matière jusqu’à la Perfection, ce manifeste intellectuel, déjà, pétrifie ses lecteurs. Il ensevelit son signataire dans un mausolée glacial dont l’épitaphe résonne à la manière d’une proscription : gens du commun, prosternez-vous devant moi mais ne franchissez jamais le seuil de ma demeure.

 

Le portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray)

Le sort d’Albert Lewin paraît scellé. Prisonnier de la malédiction des magnifiques, le vénérable auteur n’a d’autre horizon que de rester figé dans le tombeau impénétrable de la Gloire et de la Vanité. Ses productions, trop éclatantes pour ne pas aveugler les modestes observateurs que nous sommes, l’accompagneront dans le cimetière des grands oubliés. Une majorité de crédules acceptera volontiers cet anathème aux précédents innombrables. Une minorité de sceptiques, cependant, remettra en cause la limpidité de ses motivations. Elle bravera les interdits du prêt-à-penser puis, à la flamme obstinée du Doute raisonnable, elle entrera courageusement dans la crypte du damné. Son audace sera récompensée par la découverte de vérités inattendues et pourtant évidentes, aux yeux de ceux qui savent regarder par-delà les apparences : Albert Lewin n’a jamais ambitionné de porter l’Artiste au pinacle ; au contraire, il n’a cessé de le ramener à hauteur d’homme afin de le soumettre à un examen critique. Zeus serait-il donc faillible ? Cette mise au point rapproche brusquement le simple mortel de son idole prétendument inaccessible. Une autre, tout aussi pénétrante, l’invite expressément dans le domaine des dieux : celui qui, dans sa jeunesse, fut l’assistant du mythique Irving Thalberg à la MGM, fait plus qu’aborder l’Art sous l’angle de l’Esthétique[3] ; il traite plus généralement de l’Art de vivre. Son sujet de prédilection évite ainsi l’écueil fatidique de la désincarnation. Il devient l’affaire de tous et non plus, celle d’un petit cercle d’initiés. Il incite le Spectateur à interroger simultanément le Créateur intouchable qui le domine du sommet de l’Olympe et celui qui, sans majuscule, œuvre quotidiennement dans l’intimité de son for intérieur. Qui êtes-vous ? Etes-vous aussi purs que l’affirme la Vox populi ? Ne serait-ce pas une tache qui dépasse du masque de souverain que vous arborez si fièrement ?

Pour Albert Lewin, cette souillure n’est en rien une vue de l’esprit. Dissimulée sous le fard mystificateur de la majesté, elle a pour nomParadoxe. L’Artiste est un personnage fondamentalement contradictoire. Il ressent le besoin irrépressible de détruire pour créer. L’assertion est moins insolite qu’elle ne le paraît. Un inventeur ne peut en effet se targuer d’inventer s’il se soumet docilement aux règles en vigueur. Il est nécessairement un insatisfait. Le monde, tel qu’il est, ne lui suffit pas. Il veut en bâtir un nouveau et par voie de conséquence, il se doit de balayer l’ancien. Ce projet réformateur, au sens premier du terme, implique le rejet méthodique de l’ordre social. L’Artiste ne peut vivre que selon des normes qu’il a lui-même édictées pour composer son existence comme il l’entend. Charles Strickland (George Sanders) est taraudé par cette soif de contestation au début de The Mon and Sixpence. Le courtier en bourse ne fait que donner le change à ses concitoyens. Il feint d’être un homme épanoui mais en réalité, il se morfond dans le Londres codifié de l’ère Victorienne. Son calme et sa politesse affectés ne sont que les paravents du désir qui hante son âme : passer outre la pesanteur des conventions et s’adonner librement à sa passion pour la Peinture.

 

The Moon and Sixpence

Cet instinct subversif, nous dit Lewin avec la finesse du portraitiste aguerri, est l’une des couleurs primaires du créateur. Il en use sans modération, afin de recouvrir d’un voile pudique les institutions qui dénaturent le paysage de ses rêves. La Famille est la première victime de ce patient travail d’occultation. Charles Strickland n’hésite pas à la briser pour embrasser une carrière de peintre. Il quitte subitement le domicile conjugal, alors même qu’il était marié depuis dix-sept ans[4]. Georges Duroy (George Sanders), plus connu sous le sobriquet de Bel-Ami, suit un chemin analogue. Fonder un foyer avec la puissante Madeleine Forestier (Ann Dvorak) n’est pas pour lui une fin en soi. Il s’agit d’un moyen de concrétiser une ambition sacrée : faire de sa vie une fresque homérique dont la réussite serait le motif principal. Dorian Gray (Hurd Hatfield) se montre encore plus iconoclaste que l’ancien militaire imaginé par Guy de Maupassant. Le héros d’Oscar Wilde se défie ouvertement du mariage et de la procréation. Il séduit Sibyl Vane (Angela Lansbury) mais refuse catégoriquement de l’épouser. Il voit, dans la sémillante chanteuse de cabaret, un obstacle à sa volonté farouche de jouir des mille et un plaisirs de l’Existence. Son âme, comme celle de ses semblables, est structurée par cet individualisme radical. Rien dans le corps social ne doit faire barrage aux élans créatifs du Moi.

Ce qui est valable pour la Famille, précise immédiatement Albert Lewin, l’est tout autant pour le Travail. Les Artistes perçoivent cette nécessité comme une contingence. Ils ne veulent œuvrer qu’à l’achèvement de leur œuvre. Tout le reste est à leurs yeux littérature. Aussi, ces anticonformistes militants nous apparaissent fréquemment comme des oisifs ou bien, comme des aristocrates du temps jadis. A l’image de Dorian Gray et de son maître à penser Lord Wotton (George Sanders), à l’instar de Pandora (Ava Gardner) et de son mystérieux soupirant Hendrick van der Zee (James Mason), ils sont au-dessus des basses besognes que s’inflige la masse de leurs contemporains. Lorsque les moins fortunés d’entre eux sont contraints de faire la dure expérience du salariat, ils agissent en dilettante. Les emplois qu’ils acceptent, ça et là, ne s’inscrivent aucunement dans des plans de carrière. Ils ne sont que des instruments au service de leurs aspirations profondes. Charles Strickland est très représentatif de ce dédain pour le système économique. Pour financer son exil à Paris, ville dans laquelle il espère trouver l’inspiration, le peintre frondeur traduit des notices en Anglais et barbouille des façades pour le compte de quelque artisan. Ces tâches prosaïques lui font horreur. Il ne les accomplit qu’en vertu du principe qu’Orson Welles exposa au milieu du XXè siècle : «L’Artiste travaille avant tout pour pouvoir travailler » [5]. En un mot comme en cent, ce combattant de l’Imaginaire ne consent à retourner à la vie civile que dans le but exclusif de se procurer les fonds nécessaires à la poursuite de sa lutte créative. Il s’abaisse au niveau des autres pour mieux s’élever, in fine, au-dessus d’eux.

 

Pandora (Pandora and the Flying Dutchman)

Cette phrase cinglante trahit l’hostilité que Lewin attribue au créateur. Ce dernier, nous suggère le cinéaste, fait plus que rejeter la Société et son mode de fonctionnement[6]. Il méprise l’Humanité dans son ensemble. Une fois encore, l’ombrageux Charles Strickland est emblématique de cette vision contestataire. « Je veux être seul ! » rugit-il devant ceux qui osent l’approcher. Il ne peut souffrir des êtres qui ont fait profession de suivre et non, de précéder leurs congénères. Il réprouve leur manque de courage, leur absence de talent et leur goût pour la servilité. C’est en les repoussant toujours plus loin de lui qu’il parviendra, il en est convaincu, à faire émerger un monde plus conforme à ses attentes. C’est en effaçant l’Altérité qu’il fera jaillir, sur la toile blanche de l’Ordinaire, la multitude de couleurs que recèle sa personnalité foisonnante. Cette propension à détruire les autres est plus marquante encore chez Pandora Reynolds. Pour changer sa vie en chef-d’œuvre romantique, la succube au corps de déesse met les malheureux qui l’entourent au supplice. Elle accule l’inconséquent Reggie Demarest (Marius Goring) au suicide à force de repousser ses avances [7]. Elle oblige l’aventureux Stephen Cameron (Nigel Patrick) à précipiter sa précieuse voiture de course du haut d’une falaise. Elle veut ainsi s’assurer que le coureur automobile est digne de son amour. Pour la conquérir, le plus grand matador d’Espagne est prêt à se muer en un vulgaire assassin de courtisans. La nymphe sulfureuse est la réincarnation de Pandore, l’Eve de la Mythologie Grecque. Elle est la femme fatale que les rois de l’Olympe ont offerte aux hommes pour les punir de leur orgueil. En cela, elle apparaît comme la Patronne des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des écrivains et de tous ceux qui vouent leur existence à l’Imagination : comme ses protégés, elle est née pour piétiner les petits et tutoyer le Très-Haut.

Cette prétention à la Transcendance, que nous rappellent quotidiennement – et grossièrement – les excentricités du Star System, est un fait capital aux yeux d’Albert Lewin. L’Artiste, nous répète le réalisateur de film en film, se définit en effet comme un individu qui n’accepte pas le monde tel qu’il nous a été donné. C’est donc un créateur qui critique l’œuvre du Créateur et qui entend la remodeler à sa convenance. C’est un homme qui veut « s’ajouter à la Nature », comme le professait le philosophe Anglais Francis Bacon. L’hérésie prend corps avec Lord Wotton. Persuadé que son plaisir individuel doit faire fi des restrictions imposées par l’Ethique, le prêcheur Londonien appartient à la confrérie païenne des Cyniques et des Hédonistes. Il propage également les préceptes de Nietzsche en promouvant la libération des forces vitales. C’est néanmoins chez Baudelaire que le singulier personnage puise l’essentiel de sa pensée syncrétique. Il s’approprie ainsi l’une des idées majeures de l’immortel auteur du Reniement de Saint Pierre : l’Art, en tant que faculté de bâtir son propre univers, est pour l’Humanité un moyen de concurrencer Dieu [8]. Lord Wotton ne tarde pas à mettre ce credo en application. L’apostat jette son dévolu sur le jeune et naïf Dorian Gray. Il oriente ses choix. Il lui vante les mérites de sa sagesse. Il infléchit son destin comme le ferait le Tout-Puissant en personne. En d’autres termes, il essaie de créer un homme à son image. Hendrick van der Zee est guidé par la même aspiration. Pour quelles raisons le héros intemporel de Pandora décide-t-il de poignarder sa femme, en plein cœur du XVIIè siècle ? Parce qu’il la soupçonne d’être infidèle et subséquemment, parce que l’adultère dont il se croit victime lui renvoie le reflet d’un monde hideux qui ne mérite pas de perdurer en l’état. Le « Hollandais volant » est un rebelle et un esthète désabusé avant d’être un assassin. En stigmatisant l’impureté, la laideur et la faillibilité du genre humain, il se pose en contempteur de l’Etre suprême. La rage avec laquelle il abjure la religion Catholique est l’éclatante illustration de son caractère schismatique. L’Artiste, nous signifie-t-il en vilipendant le tribunal qui se pique de le juger, a pour vocation de renverser les idoles et de se substituer à elles.

 

Lord Wotton, mentor diabolique de Dorian Gray

Cette volonté déicide imprègne les films d’Albert Lewin jusqu’au tréfonds. Les créateurs que le cinéaste met en scène défient ainsi leslois de la Nature, telles que leur céleste opposant les a décrétées. A travers les peintures rutilantes que signe Charles Strickland dans The Moon and Sixpence, à travers le portrait chatoyant de Dorian Gray, à travers la très symbolique Tentation de Saint Antoine qui illumine The Private Affairs of Bel-Ami, ces magiciens montrent à tous qu’ils sont capables de faire entrer la couleur dans un univers en noir et blanc[9]. Certains d’entre eux, comme Hendrick van der Zee, bravent la dictature de la Mort. Le commun des vivants peut bien les rouer de coups, les pendre, les noyer ou les embrocher, jamais il ne parviendra à les faire trépasser[10]. D’autres, enfin, se jouent du Temps, de la Conscience, du Bien et du Mal. Tel est le cas du fascinant Dorian Gray. Influencé par Lord Wotton, le jeune homme fait un vœu pendant qu’il pose pour son ami Basil Hallward (Lowell Gilmore) : il fera son deuil de son âme si la vieillesse l’épargne et si la toile qui le représente, dans tout l’éclat de sa beauté juvénile, porte à sa place les marques de sa corruption morale. La prière est exaucée par une statuette Egyptienne présente sur les lieux du serment. Le miracle, en s’accomplissant, flétrit la sainte image de Dieu.

Ce sacrilège, précise aussitôt Lewin, excède largement le domaine de la posture. Il fait partie intégrante des valeurs fondamentales de l’Artiste. Ce dernier, en effet, se détourne ouvertement des principes spirituels de la Civilisation. L’omnipotence qu’il revendique avec acharnement l’incite à les bafouer sans vergogne, fût-ce au prix d’une apologie de la Barbarie. Le profanateur à mi-chemin de Nemrod et d’Achab ignore ainsi le premier Commandement qui s’impose au Croyant : aimer son prochain [11]. Georges Duroy porte haut l’étendard de ce refus catégorique des bons sentiments. Il doit son surnom de « Bel-Ami » à sa ressemblance avec le héros volage d’une chanson populaire. Il est l’archétype du séducteur sans cœur, de l’homme sans amarres qui va d’un port à l’autre sans jamais se lier à quiconque. Il partage son mépris absolu de l’Amour avec Charles Strickland. Comme le Don Juan Parisien, le peintre taciturne de The Moon and Sixpence n’a que faire des femmes. S’il lui arrive d’en jouir, au gré de ses besoins et de ses envies, il n’a pour elles aucune considération. Il les tolère sans les supporter, comme en atteste sa séparation aussi brutale qu’arbitraire avec son épouse. Cette façon d’être pourrait fort bien constituer la devise de Dorian Gray. L’implacable aristocrate n’est pas plus enclin que ses semblables à s’offrir aux autres. Il prend mais ne donne pas. Conscient qu’un attachement durable entraverait son œuvre existentielle, il se satisfait des relations furtives qu’il noue nuitamment dans les bas-fonds de Londres. Le créateur, nous souffle Albert Lewin en retraçant son itinéraire de pervers impénitent, est fait de telle sorte qu’il ne peut aimer que lui-même. Parce qu’il conteste le monopole que Dieu exerce sur la fonction d’auteur, il est mécaniquement conduit à vouer un culte à sa propre personne. Il est par définition l’alpha et l’oméga du monde qu’il construit.

 

Bel-Ami (The Private Affairs of Bel-Ami)

Cette vision exclusive, au sens où elle repousse tous les êtres extérieurs à celui qui la défend, s’oppose naturellement à la Camaraderie. Bel-Ami n’a pas d’amis, nous chuchote Albert Lewin avec une ironie qui n’altère en rien sa cohérence intellectuelle. Le frère d’âme de Rastignac et de Julien Sorel n’a que des relations destinées à soutenir sa cause. De façon similaire, Pandora Reynolds n’a que des serviteurs. Ces laquais n’ont d’autre fonction que d’assouvir obséquieusement ses désirs de « Comtesse aux pieds nus » [12]. Une étape supplémentaire dans le dédain du sentiment amical est franchie avec Charles Strickland. Comment ce personnage édifiant remercie-t-il Dick Stroeve (Steve Geray), le peintre qui l’a généreusement recueilli alors qu’il se mourait de privations ? Il lui vole sa femme et le chasse de son domicile sans éprouver l’ombre d’un remords. C’est toutefois à Dorian Gray que revient la palme de la rudesse. Lorsque son vieux compagnon Basil Hallward menace de découvrir le secret méphitique de son éternelle jeunesse, le sorcier en redingote n’hésite pas à se changer en meurtrier. Il supprime l’importun comme si ce dernier n’avait jamais eu, à ses yeux, la moindre importance. Rien de ce qui est de l’ordre du Sacré n’a sa place chez celui qui revendique le statut de rival de Dieu.

Avec cette formule qu’il écrit en filigrane de tous ses films, Albert Lewin ouvre une perspective nouvelle au Spectateur. Hostile au Créateur et à Sa Création, l’Artiste évoque étrangement le Démiurge malfaisant dont les Gnostiques, hérétiques Chrétiens des trois premiers siècles de notre ère, disaient qu’il était le père indigne de notre monde disgracié [13]. Il s’identifie plus encore à un être familier dont Lord Wotton, Dorian Gray, Georges Duroy et Pandora Reynolds ont la beauté ténébreuse : le Diable. Comment surnomme-t-on ce redoutable individu dans la tradition rabbinique ? Haschatan, c’est-à-dire, l’Adversaire. Pilier de la communauté Juive de New York, Albert Lewin s’est souvenu de cette appellation Hébraïque [14]. Ses héros nimbés de la gloire de Yahvé, le Grand Concepteur, ont pour qui sait les regarder le profil repoussant de Lucifer. Ils sont pareils au séditieux biblique qui, empli de fureur et de vanité, a juré de faire souffler les vents de la discorde sur la Terre comme au Ciel. En tant que tels, ils sont amenés à partager le sort tragique de l’illustre révolté. Ils glisseront fatalement sur la pente funeste des anges déchus.

Ainsi, l’Artiste de Lewin fait plus que détruire en essayant de créer. Il s’autodétruit. La cause première de ce paradoxe aux allures de suicide programmé pourrait faire mystère et pourtant, elle obéit à une considération aisément compréhensible : le créateur est dévoré par la passion qui l’anime. « I’ve got to paint ! » répond Charles Strickland à ceux qui l’interrogent sur son départ précipité pour les quartiers bohèmes de Paris. Je dois peindre ! George Duroy et Pandora sont mus par des tropismes identiques. Il lui faut à tout prix réussir une ascension fulgurante vers les sommets de la Société. Elle a besoin de réaliser ses rêves romantiques, en trouvant le surhomme qui sera digne de la prendre pour femme. Le cinéaste qui relate leurs aventures file à travers eux sa métaphore diabolique. L’Artiste, relève-t-il avec une clairvoyance remarquable, est un possédé.

Cette dépendance aux confins du rationnel et de l’ésotérique est, pour Albert Lewin, lourde de conséquences. Elle pousserait en effet ses victimes à ne voir en autrui que quantité négligeable. L’extraordinaire insensibilité de Charles Strickland certifie, à elle seule, l’existence de ce terrible lien de causalité. Comment l’alter ego de Paul Gauguin réagit-il quand il apprend que Blanche (Doris Dudley), l’épouse du bon Dick Stroeve, a mis fin à ses jours ? Il crache sur la tombe de la défunte. Il lui témoigne tout son mépris alors même que naguère, il s’était ingénié à la séduire. Il confie, sans honte ni regrets, ne l’avoir fréquentée que dans le but de « s’initier au portrait féminin » [15]. Ecce homo ! s’exclame Albert Lewin entre les lignes de cette histoire nauséeuse. L’Artiste, obsédé par son désir de Transcendance, ne considère pas son prochain comme un élément essentiel de son existence. Il est pour lui un accessoire, au sens le plus strict du terme. Il n’est qu’un tube que le Maître presse à l’envi pour enrichir sa palette et peindre son tableau. Toute l’action de The Private Affairs of Bel-Ami est placée sous le signe infamant de cette réification Sartrienne [16]. Georges Duroy passe ainsi la plus grande part de sa vie de ruffian distingué à manipuler ceux qui ont le malheur de le côtoyer. Il se sert de son charme naturel pour s’attirer les faveurs de Clotilde de Marelle (Angela Lansbury), une jeune veuve qui l’introduit dans les salons Parisiens. Il se sert de son ancien camarade de régiment Charles Forestier (John Carradine) pour intégrer La Vie Française, un journal prestigieux. Il se sert de cette publication pour pousser ses pions sur l’échiquier du Pouvoir. Il se sert de la mort de Charles, prématurément emporté par une maladie respiratoire, pour se marier avec sa veuve et asseoir sa position dans la Haute Société [17]. Il se sert de Madame Walter (Katherine Emery), la femme délaissée d’un riche banquier, pour se procurer des informations secrètes sur d’importantes opérations boursières. Il se sert de la rubrique mondaine de son journal pour prêter une relation extraconjugale à son épouse et obtenir le divorce. Il pourra ainsi épouser Suzanne (Susan Douglas), fille de Madame Walter et unique héritière de l’immense fortune de ses parents…

 

Le portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray) ou la disgrâce de l’Artiste

Cette litanie de Satan, variation romanesque sur le thème de l’apostasie Baudelairienne, semble n’avoir aucune limite. Elle a pourtant un prix dont Albert Lewin ne manque pas de dévoiler le caractère exorbitant : l’Artiste est condamné, par ses gènes infernaux, à se transformer en bête immonde. Le portrait de Dorian Gray symbolise magnifiquement cette affreuse malédiction. L’image fantastique nous montre en effet « l’envers de la toile ». Ravagée par les cicatrices, les verrues et les souillures en tous genres, elle nous révèle l’ignominie latente du créateur. Ce cheminement vers la laideur, suprême paradoxe pour un être qui a sacrifié sa vie à la Beauté, trouve un prolongement saisissant dans le réalisme glacial de The Moon and Sixpence. Qu’advient-il de Charles Strickland, quand ce dernier décide de se consacrer corps et âme à la Peinture ? Le bourgeois Londonien, auquel George Sanders offrait tout son raffinement, se métamorphose en brute épaisse. Il porte sur son visage outragé les stigmates de son effroyable utilitarisme. Les esthètes pourront toujours le déclarer sacré, rien ne le sauvera de l’horreur. Le destin de l’Artiste, proclame Lewin à contre-courant de l’idolâtrie générale, est de devenir un monstre.

Le présage est particulièrement sinistre. L’oracle qui l’a tiré du temple du Cinéma détient cependant des prévisions plus sombres encore. Le créateur, annonce-t-il à la lumière accablante de la Raison, est un condamné en sursis. Plus il laisse ses passions le gagner, plus il se perd. Parce que ses obsessions lui interdisent d’aimer, il ne peut par exemple être aimé de ses congénères. Il s’enfonce inexorablement dans le gouffre de la tristesse et de la solitude. Prisonnier de son mariage d’intérêt avec la rugueuse Madeleine Forestier, Bel-Ami se languit ainsi de la douce Clotilde de Marelle. Hendrick van der Zee, l’intrigant aventurier de Pandora, implore la Mort jour après jour. Sa révolte contre Dieu l’a privé de salut. Un sort cruel et néanmoins mérité l’oblige à errer de par les mers sur un vaisseau fantôme. Il ne peut toucher terre qu’une fois tous les sept ans, pour trouver cette femme idéale et par là même onirique qu’il reprocha jadis au Tout-Puissant de ne pas avoir fait naître.

Quelque chose, chez ce paria séculaire, évoque la figure misérable de Dracula. Dorian Gray valide ce parallèle. Son ineffable perversité l’emmure vivant dans son manoir, comme un vampire dans sa crypte. A l’image de son détestable cousin des vallées Transylvaniennes, le Seigneur à la cape noire et au visage cadavérique doit renoncer à épouser l’élue de son coeur [18]. Son immoralité est telle qu’il est contraint de subsister dans une nuit sans fin, désespérante et insondable. Honte et remords, apprend-il à ses dépens, sont le pain quotidien de celui qui a l’audace de violer toutes les règles et de refaire le monde selon les normes arbitraires de sa seule esthétique.

Le comble de l’affliction est toutefois ailleurs, pour cet esprit formidablement éclairé qu’est Albert Lewin. L’Artiste, assène le réalisateur comme on donne le coup de grâce, est à ce point ébloui par la flamme de ses ambitions égotistes qu’il n’est même pas en mesure de percevoir la beauté de son propre environnement. Charles Strickland fait l’amère expérience de cet aveuglement. Las de la laideur de Paris, le turbulent héros de The Moon and Sixpence se réfugie en Polynésie Française. Il épouse Ata (Elena Verdugo), une adorable Tahitienne qui lui donne un fils. Sa vie, sous le ciel immaculé des tropiques, s’affranchit peu à peu de son aigreur passée. Elle devient une expérience extatique où tout est Poésie et Liberté. Le peintre lui rend un vibrant hommage en représentant ses principaux épisodes sur les murs de sa hutte. Il tient enfin son chef-d’œuvre. Cependant, il demande à sa femme de le brûler sans pitié. Strickland serait-il devenu fou ? En vérité, l’asocial a été symboliquement transfiguré par son séjour dans les îles de la Société. Il sait à présent combien il s’est fourvoyé. Il sait que l’Humanité peut être une condition magnifique. Il sait que son art a occulté cette splendeur. Il sait, sous le soleil de son Eden inespéré, que c’est la création qui a fait de son existence passée un véritable enfer.

Le mot fatidique est lâché. L’univers de l’Artiste n’est pas tant un paradis que le prolongement du Purgatoire. Albert Lewin nous fait cette ultime révélation dans Pandora, film dont les coloris rouges et noirs évoquent l’atmosphère délétère de la Divine comédie de Dante. Hendrick van der Zee et sa capricieuse dulcinée auront beau s’unir, afin d’achever ensemble le roman fabuleux qu’ils rêvaient d’écrire, ils n’auront pas le loisir de savourer leur bonheur. Ils feront naufrage sur leur navire au luxe trompeur. Leur orgueil a en effet ouvert la boîte à misères et au fond du récipient ne demeurera que l’Espérance, c’est-à-dire, la Vanité [19]. La Mythologie Grecque les avait pourtant mis en garde : prétention du Démiurge rime avec destruction. La lèpre qui finit par terrasser Charles Strickland, le suicide de Dorian Gray et la mort prématurée de Georges Duroy, victime d’un duel au pistolet avec un noble dont il voulait usurper le titre, confirment tragiquement cet augure. Nul ici-bas ne crée impunément. On comprend, dès lors, pourquoi Albert Lewin s’est montré si avare de son talent de cinéaste…

 


[1] Précisons que Saadia et The Living Idol, les deux derniers opus d’Albert Lewin, ont été à peine distribués.

[2] Max Tessier, cité par Jean-Loup Passek in Dictionnaire du Cinéma, éditions Larousse, Paris, 2001, p. 479. Ajoutons que George Sanders, comédien réputé pour sa grâce, sa voix envoûtante, sa diction à la précision toute Britannique et l’exceptionnelle qualité de sa filmographie, fut l’interprète favori d’Albert Lewin.

[3] Irving Thalberg, producteur vedette de l’entre-deux guerres, est l’homme qui inspira Le dernier nabab (The Last Tycoon) à Francis Scott Fitzgerald. Sa tumultueuse existence fut transposée à l’écran par Elia Kazan, dans les années 1970.

[4] De surcroît, Strickland était père de plusieurs enfants.

[5] Welles fut un maître de cette philosophie, lui qui s’obligea en maintes occasions à jouer dans des films de piètre facture pour financer ses propres réalisations.

[6] Notons que ce rejet fait de l’Artiste un étranger, au sens où l’entendait Albert Camus. Sur ce sujet, on se référera utilement à l’article consacré, dans le Dictionnaire critique du Cinéma Anglo-Saxon, à Nicholas Ray.

[7] Signe patent du peu d’estime qu’elle porte à l’Humanité, Pandora n’éprouve aucune tristesse quand elle apprend le décès tragique du pauvre Reggie.

[8] Le portrait de Dorian Gray s’ouvre sur l’image de Lord Wotton lisant Les fleurs du Mal dans son carrosse. Par cette simple allusion scénaristique, nous savons d’emblée que Baudelaire et sa philosophie anticléricale joueront un rôle essentiel dans l’histoire.

[9] Ces immixtions de la couleur dans des films en noir et blanc constituent, à n’en pas douter, l’un des plus remarquables témoignages de l’originalité formelle des travaux d’Albert Lewin. Notons que La tentation de Saint Antoine fut conçue par Max Ernst, maître de l’Ecole Surréaliste.

[10] Le torero qui convoite Pandora fait la tragique expérience de ce pouvoir. Il croit que les coups de couteau qu’il a donnés à Hendrick van der Zee ont été fatals mais le lendemain, son adversaire amoureux assiste à la corrida durant laquelle il doit se produire. Troublé par cette improbable résurrection, le matador baisse sa garde et se laisse encorner par un taureau.

[11] Bâtisseur de la Tour de Babel et Roi idolâtre qui abjura Yahvé au profit de Baal, Nemrod et Achab comptent parmi les plus fameux apostats de la Bible.

[12] Rappelons que La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa), pièce maîtresse de l’œuvre de Joseph Mankiewicz, fut l’un des plus beaux rôles d’Ava Gardner.

[13] Annonciateurs du Manichéisme, les Gnostiques défendaient une conception dualiste de l’Univers. Ils opposaient la noblesse de l’Esprit à la bassesse de la Matière. Leur cosmogonie distinguait le Démiurge, fondamentalement mauvais du Dieu suprême, réputé parfait.

[14] Au lendemain de la première guerre mondiale, Albert Lewin fut nommé Directeur adjoint du Jewish Relief Committee. Il exerça par la suite la profession de critique théâtral au Jewish Tribune.

[15] Ultime confirmation de sa totale inhumanité, Charles Strickland balaie d’un revers de main le pardon que lui accorde héroïquement Dick Stroeve.

[16] La réification est, en l’occurrence, la tentative qui vise à transformer l’Etre humain en chose.

[17] Sa voracité est telle qu’il n’hésite pas à courtiser Madeleine Forestier à côté du lit de mort de Charles.

[18] En l’occurrence, la jeune et belle Gladys Hallward (Donna Reed), dont il a tué le père.

[19] Dans la boîte de Pandore, dit précisément la légende, seule resta l’Espérance. Féru de culture classique, habité par le sens du détail et adepte de l’écriture allusive, Albert Lewin se souvient de ses humanités et situe l’action du film dans le lieu le plus adapté à son propos : la ville Espagnole d’Esperanza.

Source :

http://cinema-anglo-saxon.fr/documents/quand_creation_rime_avec_destruction_albert_lewin_et_le_paradoxe_de_lartiste

 

En 1886, à Londres. Le jeune et adulé par sa beauté Dorian Gray décide de s’immortaliser par un portrait peint par son ami Basil Hallward. Il rencontre alors Lord Henry Wotton dictant ses belles formules sur la jeunesse qui ne dure jamais et qu’il faut en profiter. Le jeune homme est alors prés à donner son homme pour garder sa jeunesse et par fréquenter les quartiers sombres de la capitale et tombe sous le charme Sybil Vane …

 

Après Laura qui débutait le cycle des films à tableau, Lewin donne sa version du sous genre avec le très mystique Portrait De Dorian Gray, film sublimée par une photographie et réalisation expressionniste des plus extraordinaires, par une ambiance fantomatique et un jeu d’acteur parfait dont l’éternel George Sanders.

 

 

 

Pour la distribution, toute la jeune génération se voit proposer le rôle principal du jeune Dorian Gray, dont Robert Taylor, Gregory Peck, Montgomery Clift et même Joseph Cotten. Greta Garbo postula aussi pour le personnage pour son grand come-back mais dans cette américaine encore très puritaine et pour ne pas être censuré, il était inconcevable qu’une femme se travestisse. Après de nombreuses hésitations que ce soit du côté de la direction et de l’acteur lui-même, le rôle fut définitivement offert à Hurd Hatfield. Dans ce rôle de Dorian Gray, l’acteur est tout simplement fabuleux et nous gratifie d’une métamorphose dans le jeu assez bluffant. Au départ, il est très touchant avec une innocence par son âge mais par son visage très puérile. On se souviendra de ses yeux émerveillés par la beauté d’Angela Lansbury alias Sybil Vane. Complètement obsédé et envouté par cette nouvelle idylle,  Hatfield intériorise toutes ses émotions et donne encore plus d’innocence à son personnage. Cette innocence est renforcée par un esprit fragile et influençable et sa décision de rompre cet amour, qui causera la mort de sa bien-aimée,  est irréversible et le perdra à tout jamais. La métamorphose de l’acteur est alors grandiose, il se transforme peu à peu en fantôme avec des mouvements, des gestes, une posture carrée ressemblant à ceux d’un spectre. Son esprit deviendra plus sombre et sournois tel le mal en personne. Il reste toujours obsédé par son apparence et par son tableau qui lui aussi se transforme, il en devient paranoïaque, agressif et se renferme complètement dans sa luxueuse demeure.

 

 

 

Son nouvel amour avec la fille qui l’aime depuis toujours est glacial du fait que la performance de Hatfield à ce moment du film est d’un nihilisme total avec un jeu totalement intériorisé et fantomatique. Sa cruauté montante est symbolisée par le meurtre de son meilleur ami, le peintre Basil Hallward. Sa rédemption de ses crimes sera veine. Dans le rôle du dandy Lord Henry Wotton qui aurait pu mieux l’interpréter que l’un des plus grands acteurs dans les seconds rôles, George Sanders (Rebecca, Correspondant 17, L’Aventure De Madame Muir, Eve, Voyage En Italie, Les Contrebandiers Du Moonfleet, …). Toujours dans ce registre d’homme sournois, cynique, cultivé et raffiné qui fait tourner les têtes et créer la polémique par ses phrases philosophiques bien senties qui frappent juste et au bon moment. Par ses gestes, ses habits, son ton, George Sanders donne toute sa dimension au personnage et l’incarne comme il s’auto interpréter. Une nouvelle preuve du grand talent de l’acteur à la voix inimitable. On retrouve dans le rôle de Sybil Vane, Angela Lansbury la future Jessica Beatrice Fletcher dans la série Arabesque. Magnifiée par la photographie en noir et blanc, l’actrice y est sublime et marque son film par une belle présence toute en émotion et très touchante. Donna Reed (La Vie Est Belle, Tant Qu’Il Y Aurait Des Hommes, …) en l’éternel amoureuse de Dorian Gray, Gladys Hallward. Une interprétation très touchante et tout dans l’émotion. Lowell Gilmore (Les Mines Du Roi Salomon, …) en peintre Basil Hallward est tout à fait excellent avec une justesse impeccable. Dans le reste de la distribution, Peter Lawford et Richard Fraser complètent parfaitement les autres acteurs.

 

 

 

La réalisation Du Portrait De Dorian Gray est signée par un réalisateur qui se saura fait trop rare et qui aura commencé trop tard, Albert Lewin (The Moon And Sixpence, The Private Affairs Of Bel Ami, Pandora, …). Amoureux et passionné par l’art, il décide de se lancer dans l’œuvre d’Oscar Wilde. Le film est en tout point sublime avec une photographie d’une beauté sans égale avec un très bel hommage à l’expressionisme allemand entre des ombres amplifiées, un jeu des lumières exceptionnelle, une atmosphère fantomatique rappelant Nosferatu de Murnau, … on se souviendra notamment de l’arrivée en calèche dans les quartiers sombres de Londres de Dorian où l’on voit en arrière plan la calèche en ombre chinoise que reprendra après Charles Laughton dans La Nuit Du Chasseur. Lewin donne beaucoup de profondeur à son image avec de nombreux arrières plans, parfois pour donner de la vivacité à son film et pour donner beaucoup de symbolique comme notamment la statue du chat qui causa tout le mystère. Ce symbolisme fera à nouveau hommage au cinéma allemand avec les jouets des enfants lors du meurtre faisant écho à M Le Maudit. L’image est alors très stylisée avec une demeure très mondaine qui est d’une froideur telle qu’elle fait corps avec Gray et amplifie le côté claustrophobe du film. Les décors sont assez magnifiques notamment ceux dans le vieux Londres. Chaque scène devient un tableau et il alterne parfaitement les scènes de mélancolie, notamment celles amoureuses avec Gray jouant du piano, et les scènes de tensions. Dans ces dernières, la caméra est souvent oppressante  et renferme peu à peu dans son obsession et paranoïa Dorian Gray. Tel Otto Preminger pour Laura, il donne une grande importance au tableau qui plombe le film, même s’il est caché au fond du grenier, par sa présence mystique et parce qu’il reflète Dorian. Le tableau apporte aussi tout un suspens par rapport à ses changements. L’atmosphère mystique est parfaitement rendue par les décors glacials et par le jeu des lumières expressionniste magnifique.

 

 

 

Le scénario a été écrit par Albert Lewin  qui s’inspira assez librement du Portrait De Dorian Gray d’Oscar Wilde.

 

Avant le grand Pandora, Albert Lewin signe un film vraiment magnifique avec une photographie sublime, des acteurs au top de leur forme. Le Portrait De Dorian Gray marque encore par son ambiance mystique et son tableau en couleur devenu un objet culte du cinéma.

Source :

http://blogaudessusducinema.over-blog.fr/article-critique-le-portrait-de-dorian-gray-102222029.html

The Picture of Dorian Gray (dossier)
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